12 octobre 2012
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L'observatoireContributions

La revanche du multitaskeur (M3)

Le 12 octobre 2012 - Par qui vous parle de , , , , dans parmi lesquels

Faut-il avoir peur du multitasking ? C’est en partant de cette interrogation dans l’air du temps que Bruno Marzloff (Chronos) et moi-même avons d’explorer cette figure si particulière de l’accélération des temps quotidiens.

L’article est disponible dans le troisième numéro de M3, excellente revue de prospective éditée par la Direction de la Prospective et du Dialogue Public du Grand Lyon (aka Millenaire3, le centre de ressources prospective du Grand Lyon). Le numéro complet est disponible en format .pdf, mais aussi en version tablette et papier sur simple demande : l’abonnement est gratuit, que demander de plus ? Pour plus de renseignements sur ce lien

Dans cette vidéo, les doigts du virtuose volent d’une touche à l’autre du mobile sur le principe du morse. Exit le clavier alphanumérique. La combinaison magique des signes court et long, fondement de la communication à distance, fait gagner du temps. Deux mails simultanés ? pas de problème ! Taper un SMS sans regarder son mobile ? Trop facile… Le film énonce à l’envi de multiples autres qualités de l’innovation. La philosophie est à l’agilité – via la simplicité et la réduction du geste. Elle embrasse la complexité des actions banales du quotidien. Qui mieux que Google peut dessiner les contours des communications innovantes ?

Parue le 1e avril, cette vidéo était bien sûr une joyeuse entourloupe. Pourtant, le propos est-il irréaliste quand il touche un point si crucial ? Rappelons la révolution ergonomique de l’iPhone : un clavier tactile, conférant à l’écran une extrême agilité. Ce dernier déploie des applications multiples où l’usager opère en permanence ses choix face à des sollicitations aussi innombrables qu’imprévisibles. Nous sommes dans une même pensée ergonomique, faciliter le multitâche… parce que c’est une nécessité. Mais bien sûr, la question dépasse de loin ces contingences.

Une sociologie du multitâche

L’évolution des outils numériques répond d’abord à une sur-sollicitation ambiante. Surfer d’une tâche à l’autre en un clic… reporter sur une carte, consigner dans un agenda… un coup de fil, un texto… jeter un œil sur son courrier et son « mur »… envoyer une vidéo, prendre une photo… copier, classer, jeter… et passer à autre chose. On pense à Kali, la déesse aux six bras, métaphore reprise par une publicité Samsung d’un utilisateur démultiplié… et en situation de mobilité. Certains évoquent la figure de la glisse, parlent de labilité, de fluidité et de maîtrise des usages, voire de contrôle du temps. D’autres mentionnent la versatilité des pratiques, la dépendance aux caprices du système, invoquent l’infobésité, la saturation des sens et la congestion mentale et jettent l’anathème sur la dictature du temps. C’est selon, mais ce serait bien d’y voir clair.

L’enjeu, c’est gérer plusieurs activités ou plus précisément les enchaîner sans confusion. C’est aussi articuler travail, sociabilité et autre temps sans les opposer. C’est donc une question de temps. Maîtrise ou dépendance ? Dispersion ou agilité ? Confusion ou contrôle ? Perçu comme une pression excessive sur l’utilisateur (la connexion permanente, l’interruption intempestive) ou un éparpillement contre-productif (la compulsion, l’immédiateté), le multitâche est rarement analysé comme une compétence. Le multitaskeur serait un compulsif de l’automate, un drogué du temps réel, un esclave de l’immédiat ? Mais alors pourquoi le multitâche s’impose-t-il ? Quel monde décrit-il ? Pourquoi les outils se développent-ils ainsi ? Pourquoi acquérons-nous les routines intelligentes qui en sont le socle ?

Un jeu d’adresses

Considérons d’abord l’écosystème. Nous sommes face à la réinvention des banalités du quotidien. Patinées par le temps, les actions qui le rythment façonnent la familiarité. Désormais, ces repères se dissolvent et se déplacent dans le temps et la géographie. D’autres banalités plus furtives s’inventent. Une fois ici, une fois là. Elles construisent des jalons et intègrent l’index complexe d’une charpente inédite des activités de la journée. D’un côté, le quotidien perd sa trame simple, collective, cloisonnée et récurrente, de l’autre une offre composite tente de relier l’atomisation des pratiques. La planète change, tout reste à inventer, plaide Michel Serres[1] à propos de ceux qu’ils désigne comme mutants.

Ce désordre apparent commence par l’adresse. Michel Serres[2] souligne leur variété croissante dans ce monde étrange qui abandonne la résidence postale comme destination unique du message. On touche son interlocuteur par son numéro fixe ou mobile – en voix, en texte ou en image. A défaut, on l’atteint à une de ses adresses internet (IP). Le philosophe évoque à juste titre ses sièges d’avion ou de TGV comme autant d’adresses temporaires. Il est passé par ici, il repassera par là.

Nous voilà de plain-pied dans le monde dispersé et désynchronisé et ses accès multimodaux. Le vocable de “multimodal”, emprunté aux transports, fait référence aux arbitrages du voyageur. Selon l’occurrence de mobilité, son organisation, sa destination, son humeur, il choisira – dans la gamme proposée – sa voiture, un vélo en partage ou le transport public, sauf s’il préfère une combinaison plus complexe mais plus efficace ou plus sûre. A moins que notre sujet ne recourt à Internet si la tâche le permet, délaissant la mobilité physique pour lui préférer une translation numérique. La résolution de nos transhumances se complexifie en même temps que nous élargissons le champ des possibles.

Les élasticités du multitaskeur

Dès lors, des choix s’imposent et des outils se proposent là où les routines prenaient des chemins balisés. Ainsi des courses, on s’interroge : pourquoi nos pratiques d’achat prennent des voies différentes ? Question de temps ? On préfère au supermarché l’achat à distance, le magasin de proximité, l’automate ou le « drive », ce format internet+voiture. Ou encore le commerce d’itinéraire face à des linéaires factices activés sur le quai du métro de Séoul ou en gare de Bruxelles avec les outils du m-commerce ; la commande arrivera plus tard à domicile par ses propres voies. Nous ne sommes pas dans la compulsion, nous sommes dans la solution. Nous ne sommes pas dans l’errance, nous sommes dans la maîtrise des usages.

Cette réponse s’observe aussi chez les travailleurs. Plus ils sont mobiles, plus ils sont équipés de terminaux, plus ils dispersent leur travail dans le temps et l’espace… jusqu’à sacrifier pour une partie significative de leur soirée, week-end, vacances et RTT[3]. Pour l’heure et dans ce domaine, l’efficience s’accompagne manifestement de débordements chronophages.

Mais plutôt que de retenir le symptôme d’un temps qui implose, regardons ce temps recomposé par la main de l’usager. On parle d’empowerment ou de capacitation pour décrire la compétence à manipuler, voire à produire les outils qui maillent l’armature éclatée. Ce faisant, la routine s’offre une mue sémantique. Quittant leur consonance péjorative, elles se veulent “intelligentes” – non pas subies mais choisies et agiles, jouant de la gestion du risque, une manière habile de dépasser les limites.

L’usager inventif et rusé

Que le passage d’un système à l’autre soit troublant, peut-il en être autrement ? Qu’il faille recouvrer un contrôle, n’est-ce pas évident ? Que cela passe par les vertus du numérique, c’est juste la plus importante des facilités… mais difficilement contournable. L’informatique ambiante (le « nuage » et les terminaux), celle des reliances, permet précisément l’intégration des services de manière légère. Mais face aux procès faits à la compulsion du temps couplée à la vague numérique, élargissons le débat.

Ce quotidien décomplexé dessine un autre sens au mouvement. Il s’agit d’assurer une économie efficace, et satisfaisante (individuellement et socialement). Pour définir ce sens, Georges Amar dans Homo Mobilis[4] en appelle à une vision qui donne autant d’importance au mobile (le véhicule) qu’à l’immobile (la station) et aux autres composantes d’un système de transport (les services, les TIC…). L’écosystème, reliant le mouvement et l’étape est une clé de la maîtrise du temps.

Adam Greenfield[5], designer de service, imagine que le multitaskeur conceptualise l’espace urbain comme un espace à traverser et qui, dans ce but, propose le plus grand nombre possible de voies […] et ouvre ces potentiels aux individus dans des termes compréhensibles par eux. [C’est] une vision des parcours, dépliables de manière fractale, pour ouvrir la voie à une multitude d’expériences potentielles enfilées comme des perles dans leur longueur. Les deux propos sont en miroir, l’un pour souligner la reliance des ressources, garantie du sans couture, l’autre pour célébrer la mobilisation inédite des moyens par l’usager. En fait, l’usage est bien le moteur de ces innovations. Le discours rappelle fortement Michel de Certeau[6], son « marcheur innombrable », usager inventif et rusé de l’espace public.

La ville des temps pluriels

Finalement, le multitâche est un entre-deux, des mondes fixe et mobile, proche et lointain, numérique et physique. Surgis spontanément pour résoudre les défis du quotidien, ces mondes ne doivent pas s’opposer mais œuvrer pour la maîtrise du temps : d’un mode à l’autre, d’un outil à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une activité à l’autre, d’une attention à l’autre ? C’est justement à l’écoute des pratiques que cela se passe. Le premier iPhone a ainsi inventé l’écran multitâche, pressé par des usagers qui l’adoptent spontanément. La logique s’impose à l’identique dans le monde « physique ». Que serait l’ergonomie de la ville multitâche ?

Nous ne sommes qu’aux prémices d’une transformation qui préfère livrer ses perversités quand il faudrait forger ses vertus. C’est tout l’enjeu par exemple d’une réflexion sur les tiers-lieux, ces lieux intermédiaires tels les espaces de coworking et autres lieux de travail, de course et de sociabilité – improvisés, éphémères ou pérennes. Ils témoignent du “tiers-temps”, relais d’un continuum fragmenté du multitaskeur. Pour la collectivité, il s’agit de favoriser la nécessaire continuité servicielle qui accorde leur place aux autres temps. Cela impose avant tout de comprendre le Pourquoi : c’est l’objectif de cette prospective du multitaskeur dont nous avons ici brossé l’esquisse.

[1] Petite poucette. Le Pommier, 2012. Lire Petite Poucette, la génération mutante, in Libération du 05.11.11 : « Tout repose sur la tête de Petite Poucette, car les institutions […] ne suivent plus. Elle doit s’adapter à toute allure […]. C’est une métamorphose ! »
[2] Conférence de Michel Serres, INRIA
[3] Etude Wite 2.0, 36% des travailleurs activant des outils numériques (interrogés en ligne) déclarent « travailler toujours ou presque en dehors des heures usuelles ». Cette étude, financée par des fonds publics (Oséo), fera l’objet d’une publication prochaine.
[4] Homo mobilis. Le nouvel âge de la mobilité, éloge de la reliance.
[5] Free mobility, social mobility…transmobility, 2011. speedbird.wordpress.com. La transmobilité prolonge le concept de transmodalité de Georges Amar pour souligner l’exigence d’une constante fluidité du système. [6] Entre autres dans L’invention du quotidien.