16 février 2016
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L'observatoireArticles

La voiture noyée sous les flots : hip-hop, la fin du mythe auto

Le 16 février 2016 - Par qui vous parle de , , dans parmi lesquels , , , , ,

Quand deux clips sortis à quelques jours d’intervalle proposent une iconographie sensiblement similaire, forcément, ça nous intrigue. Surtout quand il s’agit de deux des clips les plus attendus du moment, en France et aux Etats-Unis. Et surtout, surtout, quand l’iconographie en question met en lumière l’automobile, cet objet urbain qu’on adore autopsier. Pas n’importe quelle automobile : qu’il s’agisse du dernier pamphlet de Queen B, ou de l’étrange duo qui unit Christine & the Queens à Booba, les deux clips gravitent autour d’une voiture en cours de noyade. Un prétexte de choix pour faire un peu de sémiologie de comptoir sur la déliquescence du mythe automobile (au sens barthien du terme), et plus généralement le changement de paradigme des mobilités qui l’accompagne…

Booba, l’auto-thunes

Commençons par les deux spots en questions, et primeur à Christine & the Queens. Progressivement engloutie par la marée trouvillaise, la voiture occupe le cœur du clip dans son intégralité, ou presque. Malheureusement, sur le plan purement sémiologique, il ne lui arrive pas grand chose d’autre que cette baignade forcée… Rien à se mettre sous la dent, donc. Le plus intéressant provient en réalité du contraste entre la bagnole ici mise en scène, et certaines paroles déclamées par Booba lors de sa courte prise de parole :

Celles-ci s’inscrivent en effet clairement dans la mythologie « traditionnelle » du diptyque automobile & culture hip-hop, où la voiture (de luxe) symbolise presque à elle seul l’ascension sociale du rappeur :

« Avenue de la Précarité, je roule en Porsche
On va rafaler ta Ford Escort »

ou encore

« 16 ans j’voulais braquer une poste
16 ans mon fils a commandé une Rolls »

Juché sur un vieille carcasse de Mercedes immatriculée en Charentes (il paraît), Booba semble ainsi nous rappeler le funeste destin des voitures ordinaires, vouées à couler sous les eaux du temps qui passe. Nous y reviendrons, après l’analyse de notre seconde inspiration du jour.

Beyoncé, l’auto-cash

Intéressons-nous maintenant au second clip de notre comptoir, dernier titre de Beyoncé publié sans crier gare, et largement salué pour son positionnement vindicatif concernant la cause noire aux Etats-Unis (un discours politique que certains préfèrent toutefois nuancer). Si l’automobile est bel et bien présente au fil de la vidéo, c’est surtout cette fameuse voiture de police noyée dans les ruines englouties de la Nouvelle-Orléans qui aura attiré notre attention1 :

De manière assez prévisible, la symbolique en question a largement suscité le débat outre-Atlantique, dans un contexte de tensions raciales aggravées par la multiplication récente des bavures policières à l’égard de la communauté noire (et auxquelles le clip fait maintes fois référence). Au niveau littéral, bien sûr, l’image est forte, faisant le lien entre entre l’ouragan Katrina (et plus précisément de la non-prise en charge des populations noires sinistrées), et le racisme actuel des policiers. Mais sur un plan figuratif, nous restons marqués par la manière dont cette voiture se retrouve noyée. La voiture de flics est indubitablement l’un des grands piliers de la mythologie automobile américaine, portée par un imaginaire de justicière ultime mis en lumière par foultitude de poursuites cinématographiques ; alors forcément, la voir disparaître ainsi sous les eaux, cela nous interroge.

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La fin du mythe auto tel qu’on l’a connu

Cette séquence dans le clip de Queen B résonne en effet avec un autre contexte, plus économique celui-là. Barack Obama vient en effet d’annoncer, quelques jours à peine après la sortie du clip, sa volonté de taxer le pétrole, et donc indirectement le secteur automobile, afin de financer les infrastructures lourdes du pays. Une manière de rééquilibrer les consommations énergétiques du pays, mais aussi de réduire l’omnipotence de l’automobile traditionnelle dans le paysage nord-américain :

« L’idée consiste pour le gouvernement fédéral à prélever 10 dollars (9 euros) sur chaque baril de brut produit aux Etats-Unis. Le fruit de cet impôt, qui pourrait s’élever à 32 milliards de dollars par an (en prenant comme base une production de 9 millions de barils par jour), serait investi dans divers projets de ponts, d’autoroutes, de trains à grande vitesse ou dans la recherche pour développer des véhicules électriques ou des véhicules sans conducteur. »

Revenons un instant sur ce dernier point, peut-être les plus intéressants du projet d’Obama. Le marché des véhicules sans conducteur est en effet l’un des plus prometteurs, du moins à en croire les louanges de ses promoteurs. Celui-ci signerait en effet la fin d’un modèle, celui de la voiture propriétaire, de par la dimension servicielle qui s’y rattache nécessairement. En somme, la voiture d’hier se retrouvera noyée sous les concurrents, et avec elle de nouveaux acteurs (Apple, Telsa, etc.) viendront se substituer aux constructeurs historiques.

Plus généralement, c’est tout l’affect à l’égard de l’automobile qui semble battre de l’aile, aux Etats-Unis comme en Europe, comme le démontre pléthore d’études depuis une dizaine d’année (la dernière en date ne dit pas autre chose). De même, le bannissement croissant des voitures en centre-ville témoigne d’une prise de conscience de la part des élus et des administrés – une petite révolution en soi. Ajoutons à cela la défiance à l’égard des constructeurs, empêtrés dans divers scandales ces derniers mois, et l’on comprendra cet effritement de l’imaginaire automobile chez les jeunes occidentaux – premier public visé par ces deux clips.

La voiture à la dérive

Le fait qu’il s’agisse de deux clips appartenant au vaste registre de la « culture urbaine » (en l’occurence hip-hop et r’n’b) donne un écho spécifique à l’analogie. Comme nous l’avons brièvement évoqué concernant Booba, la voiture est omniprésente dans l’imaginaire de la street… et globalement, celle-ci a toujours été portées aux nues dans les clips en question, qu’il s’agisse de voitures customisées à l’image des lowriders, ou de femmes lancinantes dansant sur les pare-chocs de bagnoles rutilantes. Mais récemment, quelques clips ont choisi de mettre en scène certaines variations de ce canon sémiologique. On pensera par exemple à ce clip de The Weeknd, qui s’ouvre sur une voiture accidentée. Mais aussi et surtout à ce duo de Jay-Z et Kanye West, sorti en 2011, dans lequel les deux rois du hip-hop désossent littéralement une voiture de luxe… pour mieux la tuner ensuite :

En ce sens, le clip fait office d’analogie parfaite pour évoquer un contexte propice au Do It Yourself, aux bricolages et aux détournements du quotidien (tous moddeurs !) En ce sens, la donne est largement différente dans les clips de Christine et Queen B : la voiture n’est même pas démontée pour être customisée, elle est tout simplement abandonnée à son triste sort. En termes de sémiologie de comptoir, on serait tenté de dire qu’elle finit littéralement noyée sous les flux, ceux-ci étant représentés par la somme des mobilités concurrentes (du vélo à l’hoverboard, en passant par la marche et les voitures en partage).

Bien entendu, ce n’était sûrement pas l’intention de ces clips d’évoquer la mutation des mobilités contemporaines – du moins dans le cas de Formation, celui de Here étant moins explicite quant à la symbolique politique. Néanmoins, comme souvent avec la pop-culture, ceux-ci résonnent avec un contexte mouvant, se faisant sans le vouloir les miroirs de notre Zeitgeist urbain. De là à dire que l’auto coule, il n’y a qu’un pas… qu’on vous laisse choisir de franchir ou non.

  1. Celle-ci fait d’ailleurs un écho indirect au clip « Alright » de Kendrick Lamar, dans lequel on aperçoit des policiers porter le véhicule dans lequel se trouve le chanteur. []

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