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Las Vegas et la figure du casino : vers une ville gamifiée ? (Gaîté Lyrique)

Le 10 novembre 2011 - Par qui vous parle de , , , , dans , parmi lesquels , ,

[Avant-propos : [pop-up] urbain a le plaisir de (re)poser ses valises dans les colonnes du magazine de La Gaîté Lyrique, pour une série de chroniques sur les grandes métaphores de la ville moderne. « L’Observatoire des villes imaginées » se propose ainsi de décortiquer et de questionner les grands archétypes de la ville moderne, dans le prolongement de précédentes chroniques sur la ville mobile, de la ville volante (voire aussi ici) ou encore la ville fertile.

Le lien original est à lire ici en français, et par là en anglais (Las Vegas and the casino : towards a gamified city ?). Merci à Eloise et Vincent pour leur accueil. Bonne lecture… et à vos commentaires !]

Las Vegas comme modèle urbain du XXe siècle

Que peut Las Vegas à la ville apporter ? La question se pose depuis 1972 et la publication de Learning from Las Vegas (L’enseignement de Las Vegas) par Denise Scott-Brown et Robert Venturi. Dans cet essai au titre volontairement polémique, le couple d’architectes analysaient l’exubérance de signes qui composent le Strip de Las Vegas, et amorçaient ainsi la première véritable théorisation de l’architecture postmoderne.

Quarante ans plus tard, cette démonstration était logiquement au coeur de l’exposition Dreamlands, présentée à l’été 2010 au Centre Pompidou, et qui explorait l’influence des parcs de loisirs et d’attractions contemporains sur la pensée urbanistique du XXe siècle. 

«Expositions universelles, parcs d’attractions contemporains, le Las Vegas des années 1950 et 1960 : tous ces projets ont contribué à modifier profondément notre rapport au monde et à la géographie, au temps et à l’histoire, aux notions d’original et de copie, d’art et de non-art. Les «dreamlands» de la société des loisirs ont façonné l’imaginaire, nourri les utopies comme les créations des artistes, mais ils sont aussi devenus réalité : le pastiche, la copie, l’artificiel et le factice ont été retournés pour engendrer à leur tour l’environnement dans lequel s’inscrit la vie réelle et s’imposer comme de nouvelles normes urbaines et sociales, brouillant les frontières de l’imaginaire et celles de la réalité.»

Parmi ces différents exemples de parcs de loisirs – qui ne sont pas des villes à proprement parler -, Las Vegas se distingue en étant à la fois ville archétypale et archétype de ville. En ce sens, son influence sur les représentations urbaines dans les cultures populaires mérite d’être analysée avec une attention spécifique.

Leaving Las Vegas : la mort d’un archétype architectural

Plus qu’un simple archétype urbain, Las Vegas apparaît presque comme une culture populaire en soi. Les nombreuses oeuvres littéraires ou cinématographiques, qui prennent cette ville comme personnage à part entière, en sont un excellent témoin. Nous n’y reviendrons toutefois pas ici de manière exhaustive, préférant nous intéresser à deux oeuvres récentes qui se distinguent en proposant une vision post-apocalyptique très différente de celles évoquées traditionnellement : le film Resident Evil: Extinction (2007) et le jeu vidéo Fallout: New Vegas (2010).

Chacun à sa manière propose une vision prospective et contre-utopique pour l’emblématique Cité des péchés. La version de Resident Evil est à ce titre la plus réaliste, pour d’évidentes raisons écologiques – qui avaient d’ailleurs inspiré l’essayise Alain Weisman, auteur d’un scénario catastrophe commenté par Transit-City (cf. Comment Las Vegas va disparaître). Mais celle proposée par Fallout est encore plus intéressante vis-à-vis du sujet qui nous intéresse.

Prenant pour modèle le Las Vegas «ancien» des années 50-60, c’est-à-dire précisément celui commenté par Scott-Brown et Venturi, le jeu ne cherche pas à renier les casinos caractéristiques de la ville, malgré un univers post-apocalyptique qui ne s’y prête a priori pas. Au contraire, ceux-ci sont re-valorisés par contraste avec le dénuement et la violence environnants. En ce sens, Fallout recentre Las Vegas sur ces valeurs fondamentales : celles des espaces de jeux dans la ville.

On peut y lire la mort annoncée de Las Vegas en tant qu’influence purement architecturale et urbanistique (voire aussi : Les jeux vidéo, fossoyeurs du rêve américain)… et dans le même temps la permanence des valeurs ludiques symbolisées par la ville. Ce ne sont plus les décors extérieurs des casinos qui influencent les représentations urbaines contemporaines, mais la substance du casino elle-même.

Passage de témoin : le casino comme nouvelle influence

Cette transition est révélatrice : elle démontre le passage du postmodernisme à la postmodernité urbaine. Selon Hari Kunzru dans le Guardian (traduction publiée dans Courrier International) :

«Le postmodernisme a été, fondamentalement, un phénomène prénumérique. Avec le recul, toutes ces choses qui semblaient si excitantes à ses disciples – l’excès étourdissant d’informations, l’aplanissement des vieilles hiérarchies, la fusion des signes et du corps -, Internet les a rendues réelles. C’est comme si la culture avait rêvé d’Internet et que, au moment où il est arrivé, nous n’avions plus besoin de ces rêves, ou plutôt que ces rêves étaient devenus triviaux et qu’ils faisaient partie intégrante du quotidien. Nous avons connu la fin du postmodernisme et l’aube de la postmodernité.»

Il est alors utile de s’interroger sur la manière dont cela se traduit dans la pensée urbaine contemporaine, en suivant les modèles de réflexion évoqués dans l’exposition Dreamlands (voire la documentation pédagogique de l’exposition). On l’a vu, ce n’est plus le décor du casino mais sa substance qui influence la pensée urbaine. Il est donc logique que cette évolution se traduise par un glissement des disciplines concernées. On passe ainsi d’un influence sur la pensée architecturale et urbanistique (dimension matérielle), à une influence sur le vécu urbain lui-même (dimension immatérielle). 

Cette transition se décelle en particulier dans l’introduction d’éléments ludiques – issus du casino – dans le quotidien de la ville, à l’image de la Speed Camera Lottery de Stockholm, imaginée dans le cadre du concours Fun Theory organisé par Volkswagen. Afin de promouvoir de meilleures pratiques de conduite, la loterie propose de redistribuer l’argent des amendes pour excès de vitesse, en récompensant financièrement les conducteurs plus respectueux des limitations. Nous ne questionnerons pas ici la dimension éthique d’une telle démarche, afin de centrer le fil texte sur la problématique des imaginaires. Toutefois, il semble essentiel de garder en tête qu’une telle influence du casino dans la sphère publique mérite d’être mise en débat.

Vers une ville gamifiée ?

On retrouve dans cet exemple publicitaire une double influence. La première est celle des jeux d’argent jusqu’ici réservés aux casinos, et donc généralement distincts de l’imaginaire urbain traditionnel (hors Las Vegas, évidemment). La seconde est celle de la gamification«le transfert des mécanismes du jeu [et notamment du jeu vidéo] dans d’autres domaines […] Son objet est d’augmenter l’acceptabilité et l’usage de ces applications en s’appuyant sur la prédisposition humaine au jeu». Notons que cette seconde influence fait directement écho aux propos de Hari Kunzru concernant le rôle des cultures numériques dans le passage du postmodernisme à la postmodernité.

C’est précisément ce qu’expliquait Bruce Bégout dans Zéropolis : L’expérience de Las Vegas (2001), dans lequel il soulignait la prédominance de la dimension ludique dans l’influence moderne de Las Vegas :

« la culture consumériste et ludique qui a transfiguré Las Vegas depuis trente ans gagne chaque jour plus de terrain dans notre rapport quotidien à la ville, où que nous vivions » (voire aussi ici).

Autrement dit : Las Vegas est mort… vive Las Vegas.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la ville demain. Lassée par le kitsch du pastiche issue du « modèle » de Las Vegas ou des parcs d’attraction, la ville contemporaine se cherche d’autres influences ludiques, qu’elle trouve notamment dans la gamification. Dubaï et ses cousines chinoises, émiraties ou autres apparaissent ainsi, par contraste, comme les dernières survivantes d’une conception obsolète de l’urbanité de loisirs. Le règne des Dreamlands semble ainsi céder la place à celui d’une ville gamifiée, dont les imaginaires se cherchent encore.