L'observatoireArticles

Entretien avec Martin Zaimov, ancien vice-président du Conseil municipal de Sofia

Le 20 décembre 2011 - Par qui vous parle de , , , ,

[Avant-propos 9 novembre 1989 à Berlin : le Mur s’effrondre. 9 novembre 2011 à Sofia : une centaine de Bulgares se réunissent devant le Monument à l’Armée soviétique pour fêter 22 ans de liberté post-communiste. C’est là que nous avons rencontré Martin Zaimov, candidat malheureux à l’élection de la Mairie en 2007 (soutenu par le centre-droit), où il a terminé second derrière Boïko Borissov – depuis premier ministre du pays, connu en Europe pour son berlusconisme assumé.

Martin Zaimov a un CV chargé : nommé directeur de la Banque Nationale pour redresser le pays lors de la crise de 1997, il a ensuite occupé la vice-présidence du Conseil municipal de la capitale bulgare de 2007 à 2010, où il a notamment conduit la rénovation du Plan de Déplacements. Et c’est autour d’une soupe à l’agneau que nous avons discuté de l’évolution récente de la ville en pleine adolescence, dont la devise “Grandit mais ne vieillit pas” n’a jamais semblé si paradoxale. Des affiches crées par les étudiants en communication visuelle de l’Académie des Arts, dans le cadre d’une exposition temporaire sur la ville, viendront illustrer son propos. En complément, un reportage plus personnel mettant en perspective des extraits de cet entretien, est à découvrir sur le blog du Groupe Chronos : Sofia, le difficile apprentissage des urbanités.]

 

Voilà : nous sommes 22 ans jour pour jour après la chûte du communisme en Bulgarie [Todor Jivkov, leader du pays depuis 1954, est démis de ses fonctions le 10 novembre 1989] et l’ouverture du pays à l’Occident. Où en est Sofia deux décennies plus tard ? Comment ont évolué les urbanités sofiotes ?

Je me rappelle d’un ami, au début des années 90, qui répondait ceci à ceux qui annonçaient la stabilisation du pays dans les cinq ans à venir : “… on se verra dans vingt ans…” Et voilà : aujourd’hui ça fait vingt ans. Il y a eu beaucoup de choses de faites, énormément. Mais il n’y a pas eu d’intervention “intelligente” du pouvoir urbain. Au contraire, il y a eu un laisser-aller, et même pire que ça : une perpétuation de l’exercice du pouvoir corrompu. Résultat : l’évolution urbaine va dans une direction de laideur, et d’agressivité.

Mais en contrepoint, Sofia reste une ville assez libre, très chaotique – un chaos qui correspond à l’esprit des habitants. Bien qu’inhumain, l’urbanisme autoritaire socialiste a créé des parcs, des espaces publics, un système de transports que l’on peut aujourd’hui évaluer positivement. Il y a un fort héritage d’espaces publics ouverts, et la ville est relativement agréable à vivre – en dehors de l’aspect agressif de l’urbanisme. Il y a beaucoup de vie à Sofia – comme beaucoup de villes méditerranéennes et balkaniques, certes, mais peut-être plus encore ici. Cet esprit de liberté marque positivement la capitale.

Certains caractéristiques des villes bulgares en général, et de Sofia en particulier, pourraient-elles inspirer les modèles urbains occidentaux ? [à l’image de la “Turbo Architecture” inspirée par la reconstruction post-guerre en ex-Yougoslavie, et découverte à l’exposition Balkanology dont Sofia était relativement absente]

Les atouts de Sofia, ce sont les gens. Il y a une sorte capacité à créer de la vie facilement. Il y a de nombreuses villes européennes qui sont mieux gérées en termes d’espace publics, mais qui ne sont pas forcément plus agréables. Ici, il suffit qu’il y ait un rayon de soleil et tout espace devient un lieu de vie. C’est un atout énorme.

A côté de ça, Sofia a des atouts extraordinaires sur le plan historique et environnemental. Il n’y a pas beaucoup de grandes villes en Europe qui possèdent un tel patrimoine archéologique avec de nombreuses fouilles romaines – qui sont d’ailleurs en train d’être détruites par le pouvoir. Il y a aussi et surtout une composition naturelle extrêmement intéressante : on compte plus de quarante sources thermiques dans la ville même ; il y a la montagne, et c’est particulièrement rare pour une capitale ; deux rivières – qui pourraient être aménagées ; un esprit “vert” toujours présent, même s’il est attaqué ces derniers temps. Il y a un potentiel énorme dans cette ville, qui n’est malheureusement pas mis en valeur.

Enfin, Sofia a des atouts aussi au niveau structurel. J’ai travaillé pendant trois ans sur la mobilité, et la ville a des qualités urbanistiques très intéressantes sur ce plan – quoiqu’un peu hasardeuses. Il s’agit par exemple d’une ville très compacte, presque aussi compacte que Paris intra-muros. Il n’y a pas beaucoup de routes ; il doit y avoir 2,5 km de routes par km², ce qui est assez peu. Il y a donc une limitation “naturelle” de l’automobile, ce qui est paradoxalement un avantage. Mais aujourd’hui la mairie veut construire des routes, des autoroutes [l’ancien maire Boïko Borissov a aussi fait construire un ring d’envergure] : un recul de 150 ans en arrière !

Quelles seraient les villes aux atouts similaires qui pourraient servir de modèle de développement urbain, afin de mettre en valeur ces potentiels sofiotes ?

La ville a récemment accueilli la Sofia Architecture Week, quatrième édition. A cette occasion, il y a eu beaucoup de discussions et de débats avec des gens de tous les pays balkaniques. On observe énormément de similitudes : Bucarest, les villes grecques, Belgrade, Tirana… Un peu plus loin de chez nous, Budapest est probablement la ville qui a le mieux réussi sa transition, même si on peu toujours en demander plus. Mais selon moi, les meilleurs exemples seraient les villes germaniques comme Munich ou Vienne… mais ce n’est pas la même base de départ. Selon moi, le meilleur modèle actuellement c’est Berlin. C’est clairement la ville la plus intéressante.

Une ville marquée par sa vitalité culturelle… Sofia a-t-elle le potentiel pour s’inscrire dans la dynamique des “creative cities”, c’est-à-dire pour attirer des classes créatives qui contribuent à ce modèle de valorisation urbaine ?

On en est loin, par rapport aux villes où cette attraction est bien plus développée. Nous sommes quand même la province de l’Europe. Et surtout, le potentiel n’est pas là. Ça viendra, certes, mais pas à ce niveau… Il y a des gens très ambitieux, qui prennent des initiatives en ce sens. Par exemple, Sofia s’est mise dans la course au label Capitale européenne de la culture 2019. La ville fait beaucoup de choses, ça fonctionne un peu… Mais est-ce qu’elle peut vraiment attirer l’attention du monde ?

La seule chose qui a récemment fait parler de Sofia, c’est lorsque le monument à l’Armée soviétique a été repeint en personnages de comics [ndlr : cf. Entre street-art et profanation : quand l’homme d’acier travestit les soldats de bronze]. Ce qui n’est évidemment absolument pas provoqué par les institutions de la ville, qui l’ont évidemment fortement critiqué. Est-il possible pour la municipalité d’impulser de telles d’initiatives… pourquoi pas ? Mais les seules choses culturelles de longue durée qui ont été créées ces cinq dernières années, sont le Musée d’art contemporain qui est déplorable, et le Musée de l’art socialiste qui ne correspond à rien.

Ceci dit, la crise “aide” beaucoup. Beaucoup de bureaux, d’appartements ou de centre commerciaux qui se construisent depuis trois-quatre ans sont aujourd’hui vides. Certes, c’est laid, mais cela peut dans le même temps ouvrir des perspectives très intéressantes, avec cette capacité à créer de la vie qui caractérise les Sofiotes.

Mais on en arrive toujours aux mêmes conclusions : il manque les gens derrière, le public, l’effet-seuil. Les universités sont dans un état déplorable, et chaque adolescent un peu ambitieux préfère partir à l’étranger [ndlr : il n’y a qu’à voir la courbe démographique du pays…]. Il faut trouver une force qui fasse contre-courant, mais aujourd’hui je ne la vois pas.

Il y a aussi en Bulgarie une forte culture informatique, héritée de la spécialisation des pays décidée à l’époque par Moscou. Est-ce qu’il n’y aurait pas là un potentiel pour accélérer la concrétude d’usages vertueux basés sur le numérique ? (cf. la “clever city”)

Ça va se faire. Et paradoxalement, ce n’est pas là une question de compétences. J’avais entendu que Sofia comptait parmi les premières concentrations d’utilisateurs de Facebook dans le monde. Les gens se sont appropriés cette technologie à vitesse folle. La “smart city”, tant qu’on ne parle pas de l’aspect ingéniérie de la ville, émergera très certainement. Mais ce n’est pas la technologie qui donne la réponse, et c’est encore plus vrai pour les systèmes d’information. La smart city est un outil, qui peut être utilisé dans une mauvaise direction – et je ne parle même pas des aspects de surveillance et d’autoritarisme -, notamment avec un risque de désengagement des citoyens. Ce n’est pas une solution tant que ce n’est pas rempli d’esprit humain.

Concluons. On voit le chemin parcouru depuis 22 ans, on voit aussi celui qu’il reste à parcourir… Comment imagineriez-vous Sofia dans 22 ans, justement ? De manière pragmatique, d’abord.

Malheureusement, je pense que l’étalement va progresser. Il y aura évidemment des système de mobilité beaucoup plus sophistiqués, comme dans toutes les villes, avec des hybridations entre public et privé… On tend heureusement vers un apaisement des privatisations de l’espace public. Il est aujourd’hui beaucoup plus difficile d’occuper un garage, par exemple. Ah, et très important : d’ici vingt ans, au moins la moitié des immeubles préfabriqués de l’époque communiste seront obsolètes… [ndlr : ces immeubles sont facilement reconnaissables à l’érosion qui laisse apparaître les différentes “plaques” sur leurs flancs. Exemple typique, ici consolidé.]

Cela pourrait permettre à la ville de reprogrammer toute une partie de son architecture, non ?

Dans une certaine mesure. Il y a eu 40 à 50 000 logements construits ces dix dernières années, mais une grande majorité est malheureusement très vilaine. C’est probablement de meilleure qualité qu’à l’époque, mais ça reste très médiocre… Et encore : l’architecture des anciens immeubles est paradoxalement presque meilleure que celle des récents. Parce qu’il n’y a pas de compétences de ce plan-là en Bulgarie. Faire du nouveau, d’accord, mais si c’est pour faire ça…

Quelle serait alors votre vision “idéale” de Sofia dans 20 ans ?

Il faudrait que l’étalement de la ville soit stoppé, en terme d’urbanisation autant que de nombre d’habitants, avec un arrêt brutal de l’octroi de permis de construire. Une ville qui continue à pomper la population du pays n’est pas une bonne chose, à la fois pour la ville et pour le pays. Comment faire ? Il faut prêter une attention particulière à la nature : rivières, montagne, eau minérale… Il faut aussi investir dans le ferroviaire, dans les trains et trains de banlieue – et plus généralement mettre beaucoup d’efforts de gestion dans la mobilité, et je ne parle pas ici d’efforts financiers, même si c’est évidemment très important.

Est-ce que l’économie grise et “l’urbanisme du système D” [typiquement, ouvrir un café ou une boutique de fleur en lieu et place de son ancien garage, par exemple], qui caractérisent ces territoires depuis la fin du communisme , ne pourraient pas s’intégrer dans cette dynamique de réappropriation de l’espace ?

C’est compliqué. On en revient à la question de la violence et de la laideur de la ville. Je suis partisan d’une évolution non-dirigiste. Malheureusement, le résultat n’est ni beau, ni harmonique, en termes de relations sociales notamment. C’est une limite à cette réappropriation. Avec l’expérience que j’ai eu à la mairie, je pense qu’une dose d’esprit “urbain” dans la gestion de la ville est nécessaire. Il faut qu’il y ait quelques règles.

Il faut garder à l’esprit un aspect historique et sociologique propre aux Balkans : pendant des siècles, il n’y avait pas d’urbanité, pas de “ville” proprement dite. Un esprit dit “urbain”, c’est un esprit sophistiqué, citoyen, lié à une certaine notion de l’intérêt commun qui n’existait pas dans ces pays-là. Une des conséquences, c’est qu’il n’y a pas aujourd’hui une réaction “urbaine” des habitants aux problèmes de la ville. Quand les gens soulèvent des problématiques de politique locale, c’est uniquement par rapport à des choses qui leur arrivent à eux. C’est très important à savoir quand on parle des villes balkaniques.

Le meilleur exemple, c’est la relation avec les Roms. J’aime beaucoup leur état d’esprit, mais il faut reconnaître qu’ils ne sont pas toujours très “urbains” non plus, et que cela peut créer des tensions avec les Bulgares, ou des impacts sur l’environnement. Les Roms qui s’installent dans des espaces en friche, occupent de facto des espaces naturels – les rives, les parcs -, ce qui porte atteinte à leur écologie, et à leur mise en valeur. L’autre exemple, c’est la multiplication de garages illégaux. Encore une fois, j’aime beaucoup l’évolution naturelle et “libre” de la ville, mais on a quand même besoin que ce soit beau, tranquillisant, en relation avec l’environnement.

Tout est question d’équilibre…

C’est justement cet équilibre qui manque à Sofia. Mais qui le détermine ? Il y a un déficit de “savoirs” chez les gens en charge de cette évolution : une compréhension de la manière dont fonctionne la ville ; une volonté de ne pas être concentré sur l’exercice de son pouvoir (mais c’est valable partout) ; des compétences techniques, des qualités d’écoute… Tout ceci manque cruellement. L’espace public est soit imposé et de mauvaise qualité, soit délaissé, soit privatisé par abus de pouvoir…

Tout ça est lié à la transition du régime totalitaire vers le régime populiste actuel. Le plus gros défaut de la gestion urbaine actuelle, c’est la privatisation à outrance de l’espace public ; je ne parle pas ici de la privatisation économique d’une activité, mais bien de l’appropriation de l’espace public. Ca a été un temps extrême, mais il n’y a pas de rééquilibrage en contre-partie. Le pouvoir actuel en est conscient et on finit par y venir, mais très lentement. Les acteurs urbains n’ont que des références à l’espace public sous l’ère communiste, qui était imposé et souvent agressif lui aussi. Il y a tout un apprentissage à faire de la manière de “fabriquer” de l’espace public : faire attention aux détails, à la vision des gens qui l’utilisent, etc. C’est faisable, mais la réalisation demande beaucoup d’énergie…

Merci Martin !

Laisser un commentaire