10 juillet 2012
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Ville & Jeu vidéo #3 : Ville simulée, entre fantasme et réalité (Gaîté Lyrique)

Le 10 juillet 2012 - Par qui vous parle de , , dans parmi lesquels

[Seconde figure de la ville vidéoludique, après l’anatomie de la ville-décor : la Sim City évoque évidemment des sujets abondamment traités dans ces colonnes autour du couple Smart City VS Clever City. Article original à lire sur l’excellent magazine de la Gaîté Lyrique, qui accueille ces six chroniques durant l’été !]

Nous l’avons vu dans la précédente chronique, la « ville-décor » a profité des années pour tendre vers une simulation toujours plus poussée des urbanités, au point de presque se confondre avec la réalité. Pour autant, il ne faudrait pas oublier qu’une autre figure urbaine jouait, dès les premiers pas du jeu vidéo, sur ce créneau de la « simulation de ville »… cette fois au sens littéral. La ville simulée n’est pas ici cantonnée à un décor non-manipulable : au contraire, elle est au cœur du jeu et du gameplay, qui en prend même directement le nom.

Vous l’avez reconnue, la figure de la « Sim City » sera à l’honneur dans ce second décryptage : « simulation de ville » ou « ville simulée », la nuance est floue, et annonce d’intéressantes incidences sur les représentations réelles de l’urbanité contemporaine.

La fabrique de la ville (et plus si affinités)

Sorti en 1989, SimCity a donné ses lettres de noblesses au jeu vidéo en façonnant un genre à part entière : lecity builder, qui comme son nom l’indique, propose au joueur de prendre en main la destinée d’une ville à partir de rien. Le succès du jeu est inouï, et a depuis donné lieu à de nombreuses itérations, de SimCity 2000 (1993) à SimCity Societies (2007), sans oublier le prochain épisode fraîchement annoncé à l’horizon 2013.

Plus encore, le jeu a contribué à l’essor d’autres simulations à dominante urbaine (à défaut d’être véritablement urbanistiques), en particulier les jeux de management des mobilités : on pensera par exemple à Cities in Motion, simulation de réseau de transports urbains, sans oublier les célèbres simulation de vie dérivées du jeu original, les Sims. N’oublions pas non plus la concurrence directe sur ce créneau du pur city builder, à l’image de Cities XL qui espère bien, comme tant d’autres avant lui, se faire une place face au mètre-étalon SimCity. La liste est évidemment non-exhaustive, tant les jeux se sont multipliés et diversifiés depuis le premier SimCity

De ce foisonnement de titres, que retenir ? Avec la montée en puissance des processeurs, les simulations se sont complexifiées, au point de rivaliser de réalisme avec leurs homologues du monde réel.

C’est ce qui amène Erwan Cario à évoquer une ville conçue « comme système complexe » dans la typologie qu’il avait proposée lors d’un atelier Transit-City sur le sujet, et dont nous nous inspirerons directement dans cette série de chroniques. La Sim City a en effet le goût et l’apparence de cette complexité qui fait le sel de la ville réelle. Mais la simulation de ville n’a de complexe que le nom, conséquence logique des limites inhérentes à un jeu par définition « pré-programmé ».

La ville complexe mais familière

À l’instar de la ville-décor, les premiers SimCity s’appuient sur une certaine caricature d’urbanités, pour deux raisons principales. D’une part, les contraintes de l’époque limitent de facto la possibilité de multiplier à l’envi les morphologies urbaines, tant sur le plan esthétique que de leur gestion. La ville originelle est donc relativement standardisée, ersatz de ville américaine tel que l’imaginaire collectif se la représente : quartiers résidentiels, immeubles néo-classiques, etc. Mais, d’autre part, cette uniformisation répond à un enjeu d’immersion, déjà souligné à propos de la ville-décor, mais aussi et surtout de gameplay.

L’objectif est double : permettre au joueur occidental (ou qui a assimilé ces représentations codifiées) de s’y retrouver et, dans le même temps, garantir le plaisir du joueur en lui permettant de gérer une ville « complexe », certes, mais pas pour autant « compliquée ». Autrement dit, de rendre familière une ville en apparence complexe.

En ce sens, la Sim City originelle peut se voir comme une ode à la « simplexité », notamment théorisée en France par Alain Berthoz dans un ouvrage éponyme (2009) : « Une propriété du vivant de pouvoir réduire sans la dénaturer la complexité des processus de traitement par une combinaison de règles simples. » [résumé]

De la Sim City à la Smart City : le fantasme d’une ville programmée

Logiquement, cette « simplexité » irrigue aussi la pensée urbaine contemporaine… qui semble même se calquer sur les préceptes de la Sim City. Certains observateurs s’étaient par exemple amusés de voir Herman Cain, ancien candidat républicain à la Présidentielle américaine, proposer un système de taxation similaire à celui défini par défaut dans Sim City 4 (le « Plan 999 », en référence aux pourcentages attribués aux trois taxes primaires). En réponse, l’éditeur Electronic Arts avait d’ailleurs mis les jeux Sim City en promotion… à 9,99$.

Mais les influences entre réel et virtuel, véritables vases communicants sur ce créneau éminemment urbain, vont bien au-delà de cette simple anecdote. Ainsi, le fantasme d’une « simulation de ville » a depuis quelques années dépassé les seules frontières vidéoludiques, pour finalement devenir un précepte fondateur de la prospective urbaine actuelle.

C’est l’avènement de la Smart City, une « ville intelligente » basée sur une gestion optimale des ressources et réseaux urbains. Seul souci, la Smart City envisage la ville de la même manière qu’un SimCity, en la souhaitant programmée et programmable à l’extrême… au risque de voir cette complexité pourtant nécessaire réduite à l’état de variables simplistes et modulables.

Critical predicability ? par Nicolas Nova

Dans cette perspective, il n’est pas étonnant de voir IBM, pionnier de la Smart City, s’approprier l’imaginaire des city builders avec City One, un serious game en guise de campagne marketing. Ce premier essai, lancé en 2010, laisse augurer d’autres itérations qui tenteront d’affiner un peu plus ce « système » prédictible que devrait être la ville dans cette conception fantasmée. Mais un simple jeu, aussi poussé soit-il, ne pourra jamais faire honneur à la complexité de la ville – qu’il s’agit au contraire de préserver. « Sim City is not a city », synthétisait le chercheur Nicolas Nova dans une présentation madrilène justement consacrée à la Smart City.

La meilleure preuve vient certainement de SimCity lui-même : la « ville parfaite » que permet de produire le jeu ne ressemble ainsi à rien, comme l’a démontré ce joueur qui a réussi à pousser le programme dans ses derniers retranchementsSimCity n’est pas programmé pour simuler une ville, mais pour le laisser croire au joueur. Une nuance de taille lorsque se confondent fantasmes et réalités.