7 septembre 2020
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A leurs risques et périph’: comment les flics d’“Engrenages” racontent le Grand Paris

Le 7 septembre 2020 - Par qui vous parle de , , dans , parmi lesquels , ,

La série policière, dont l’ultime saison débarque sur les écrans, est peut-être l’œuvre qui a le mieux raconté le fait métropolitain parisien.

Un corps de femme, nu et mutilé, émerge d’une benne remplie de pneus, sépulture incongrue abandonnée sous le boulevard périphérique parisien, près des rails du RER C et du centre de traitement des déchets d’Ivry-sur-Seine.

“Pas de vêtements, pas de signes distinctifs, une bague à l’annulaire gauche, bien sûr pas de papiers : on n’a rien pour établir son identité… » – constate le capitaine Laure Berthaud, de la 2ème D.P.J., dans le fraîcheur du petit matin. « Elle a probablement été assassinée cette nuit, on ne sait pas où, puis transportée ici après.”

Dès la scène d’ouverture de sa première saison, la série policière Engrenages – dont l’ultime saison est diffusée à partir de ce lundi 7 septembre – pose avec force sa dimension géographique. C’est pourtant là un de ses aspects les moins commentés. Depuis 2005, la production Canal Plus récolte les louanges pour son dépoussiérage du genre du polar à la télé française, ses acteurs convaincants, son écriture moderne et, plus encore, sa retranscription crédible du fonctionnement des institutions policières et judiciaires. Mais trop peu pour sa représentation de ce qu’est l’agglomération parisienne d’aujourd’hui.

Ivry virgule

La série mérite ainsi d’être saluée pour sa description vraisemblable d’une métropole dont les frontières ont depuis longtemps dépassé celles du périphérique. Tout au long des sept saisons déjà diffusées, les flics du deuxième district de la direction de la police judiciaire de Paris agissent au delà des strictes limites de la capitale. Leurs investigations les amènent à explorer différents territoires de la métropole, à en appréhender leur logiques socio-économiques propres autant que les rapports d’interdépendance qu’ils entretiennent. Pour le dire plus directement, il nous semble qu’Engrenages est la première série à avoir vraiment saisi ce qu’était le Grand Paris, illustrant le fait métropolitain au travers d’enquêtes policières.

Dix ans plus tôt, “P.J.” dépassait à peine le mur des Fermiers généraux

Cela n’avait rien d’évident il y a quinze ans. Il suffit de se revoir une série qui, à de nombreux égards, apparaît comme la grande sœur d’Engrenages : P.J., diffusée entre 1997 et 2009 sur France 2. On se souvient du thème au bandonéon de Richard Galliano et de l’air taciturne de Bruno Wolkowitch, le plus charismatique des flics de la “P.J. Saint-Martin”. On se rappelle aussi qu’outre ses nombreux intérieurs de commissariat tournés en studio, la série s’aventurait dans un périmètre extérieur très restreint, autour du Xe arrondissement de Paris. Pour l’essentiel à travers son générique et de courtes pastilles visuelles tenant lieu d’intermèdes, proposant des vues pittoresques et soulignant le multiculturalisme des environs du commissariat (dont l’entrée était localisée au 52 rue Bichat, à proximité immédiate du canal Saint-Martin).

En choisissant le Xe arrondissement, P.J. opérait déjà un pas de côté en s’inscrivant dans une périphérie populaire du centre historique de Paris, sans toutefois déborder de l’enceinte de la capitale – voire de son ancienne limite, celle du mur des Fermiers généraux désormais matérialisée au nord-est par la ligne aérienne 2 du métro. Du reste, dans la première saison d’Engrenages aussi, on reste quasi-intégralement circonscrit à Paris. Il n’y a bien que quelques scènes tournées à l’église du Sacré-Coeur de Gentilly (94) pour franchir le périph’, et encore, de quelques mètres à peine. Mais la saison porte déjà en elle cette force centrifuge qui l’a fait aussi aller du côté du quai de l’Ourcq (XIXe) ou retourner plusieurs fois du côté de la porte d’Ivry (XIIIe).

C’est en fait à partir de la deuxième saison d’Engrenages (2008) que la série commence vraiment à s’aventurer en banlieue. Et ce dès la scène d’ouverture, qui contient aussi un pont, comme c’était le cas avec le périph’ dans la première saison et comme ce sera aussi le cas au début des saisons 3 et 5. Ce motif récurrent du pont – auquel on peut ajouter le grand escalier situé à l’angle de la rue de Crimée et de la Villa Albert-Robida, qui ouvre la saison 6  – n’est pas anodin. Il porte en lui le thème du franchissement des frontières traditionnelles assignées à Paris et agit comme une métaphore des relations qu’entretiennent entre eux les territoires métropolitains. C’est en tout cas ce qu’on s’est plu à y voir.

La police est sur le pont

Dans la saison 2, il s’agit du viaduc du RER A qui relie les stations Nanterre Université et Houilles-Carrières-sur-Seine. En contrebas, dans un terrain vague de l’avenue de la Commune de Paris, à Nanterre, un homme est brûlé vif dans le coffre d’une voiture. Voilà l’ardent point de départ d’une enquête qui conduira les policiers du 2e D.P.J. à Bobigny, Bagnolet ou encore au Bourget, en passant par une boîte des Champs-Elysées. Dès lors, chaque opus de la série mêlera décors parisiens et banlieusards. Voici tous les lieux que nous avons réussi à identifier dans chacune des sept premières saisons d’Engrenages :

Cliquez pour agrandir ce géogragif fait maison

Les cartes montrent que chaque saison à sa géographie propre, offrant de plus ou moins grandes dilatations spatiales en fonction des intrigues. La saison 3, par exemple, est très resserrée et se concentre essentiellement sur le XIXe arrondissement, près du canal de l’Ourcq et de la porte de la Villette. Normal, puisqu’on y traque un tueur en série répondant au doux sobriquet de “Boucher de la Villette”1 et qui agit dans un périmètre bien défini. Hormis un crochet à Collégien (77) et une excursion à Dunkerque (59), l’intrigue demeure très localisée. Car quand les enquêteurs se rendent à Aubervilliers ou à Saint-Ouen, ils continuent d’être dans le même territoire vécu que celui du XIXe arrondissement.

“Viens voir mon 9-3 si tu l’aimes vraiment”

Même ancrage très localisé pour la saison 6. Pas dans un arrondissement de Paris mais dans une ville de banlieue parisienne… qui n’existe pas. Pour servir de décor à leur intrigue (qui questionne entre autres le clientélisme municipal) les scénaristes ont préféré créer de toutes pièces la commune de Cléry-sous-Bois. Avec un certain talent. Il y a d’abord cet urbonyme plausible, qui nous pourrait nous projeter près de l’ancienne forêt de Bondy, quelque part entre Aulnay-sous-Bois et Clichy-sous-Bois. Mais aussi un blason inventé de toutes pièces et que l’on va retrouver sur les bâtiments publics de la ville comme sur ses conteneurs à poubelles. Enfin, la seule odonymie mentionnée à Cléry-sous-Bois, une “rue Gabriel-Péri”, nous inscrit assurément dans l’univers de la banlieue rouge (ou ex-)2.

« Observe bien l’blason pointer à l’horizon »

Pour mettre en images cette ville fictive, il a fallu tourner à Aubervilliers (la Maladrerie), Sevran (cité Montceleux), aux Docks à Saint-Ouen, à Bagnolet, place des Fêtes à Paris, à Villejuif (devant le collège Karl-Marx) ou encore à Pantin (rue Berthier). De quoi faire apparaître Cléry-sous-Bois comme un précipité de banlieue parisienne, avec ses tours et ses barres qu’on rencontre un peu partout, ses quartiers pavillonnaires qui ressemblent à d’autres quartiers pavillonnaires, ses équipements publics plus ou moins modernes… Une synthèse qui fonctionne parce qu’on reconnaît, tout au long de la saison, nombre de signaux urbains communs aux villes de banlieue parisienne, malgré la diversité de celles-ci. Il suffit finalement d’un mur en plaques de béton préfabriquées3 pour signaler qu’on est quelque part en banlieue.

Des lieux si crédibles que la réalité a d’ailleurs tristement rejoint la fiction lors du tournage de cette saison 6. La production devait tourner à Aubervilliers une scène d’émeute devant le commissariat de Cléry-sous-Bois, consécutive à la mort d’un jeune dans une bavure policière. Mais en cette fin d’été 2016, la municipalité refuse finalement que les caméras se posent dans la ville pour cette séquence. Depuis quelques semaines, la commune se trouve sous tension après la mort de Chaolin Zhang, un couturier chinois décédé des suite d’une violente agression. Aussi, la mairie a préféré se passer de la simulation d’une émeute avec 200 figurants, susceptible selon elle “d’occasionner des troubles à l’ordre public”. La scène aura finalement été tournée hors d’Ile-de-France, une rare exception.

Nous en train d’identifier tous les lieux de tournage de la série

A l’inverse des saisons 3 et 6, d’autres volets de la série offrent des zones de jeu beaucoup plus vastes. A l’instar de la cinquième saison, qui fait voyager les protagonistes dans toute l’lle-de-France. Car l’enquête sur la mort d’une mère et de sa fille conduit les enquêteurs sur des pistes très différentes (celles d’une bande de cité, du milieu du grand banditisme ou d’un parricide au sein de cette famille de la classe moyenne), matérialisées par l’exploration de territoires d’autant plus contrastés. De Pantin (93) à Créteil (94) en passant par Villemomble (93) et par le nouveau commissariat de la 2e DPJ4 jusqu’au final sur les bords de Seine entre Draveil et Ris-Orangis (91), la saison 5 propose un périple complet au sein du Grand Paris. Avec sa kyrielle de paysages typiques : rues parisiennes haussmanniennes, proche banlieue alternant petits pavillons et grands ensembles, grande couronne à l’allure plus champêtre etc.

« Du hood à Hollywood, j’en rêve comme tous les autres »

En tout cas, on retrouve toujours ce jeu de clair obscur entre des territoires dissemblables. Entre autres parce que chaque opus de la série a pour centre de gravité le Palais de Justice de l’île de la Cité, où l’on suit le volet judiciaire de chaque enquête dans les pas du magistrat instructeur François Roban. Le décorum de ce lieu feutré, vénérable5, dissone en permanence avec le cadre dévolu aux policiers, qu’il s’agisse du commissariat ou des différents terrains d’investigation. L’observation peut être étendue à une bonne partie de la géographie du monde judiciaire telle que dessinée par la série : cabinets d’avocats clinquants, brasseries cossues, logements bourgeois. Cela dit, plus la série avance, plus ses auteurs nuancent cette topographie en amenant les avocats plaider en banlieue (à Nanterre, à Pontoise…) ou à se rendre dans des lieux de détention périphériques.

Filatures et intermodalité

Mais aussi contrastés soient les territoires abordés par Engrenages, il se dégage toujours une certaine unité générale : tous ces quartiers appartiennent indubitablement à la même ville. C’est notamment le fait des intrigues déployées, qui rattachent ces fragments urbains épars et les ordonnent selon un schéma précis, comme les policiers relient des constellations d’indices punaisés sur un tableau de liège. L’un des marqueurs scénaristiques majeurs de la série – au point de lui donner son nom – c’est de privilégier des enquêtes aux imbrications multiples : le petit dealer de cité qui mène aux grossistes qui mènent aux circuits de blanchiment d’argent qui travaillent avec des avocats fiscalistes eux mêmes ayant une entrée inattendue à la brigade financière.

Des milieux différents pour des territoires différents, mais tous connectés et interdépendants. “Une enquête fait bouger nos personnages : se promener, déambuler, jouer avec le décor parisien entre les différents quartiers, quartiers plus populaires et plus riches, est quelque chose d’important”, note Jean-Philippe Amar, réalisateur des épisodes 7 à 12 de la saison 7, dans l’instructif podcast de making-of que Canal Plus a consacré à la série.

Paris poubelle, Hidalgo démission !

Ces déplacements, Engrenages les explicite volontiers en montrant à l’écran les différents modes de transports de la métropole. On a déjà évoqué le motif du pont, on pourrait développer celui du réseau viaire, que les flics arpentent à l’occasion de leurs filatures. Petite rue parisienne, boulevard, périphérique, sortie vers l’autoroute, sortie dans une ville de banlieue, de nouveau petites rues… Les transports en commun ne sont pas en reste. Les stations de métro, de tramway ou de RER jouent à plein leur rôle de nœuds territoriaux où l’on se donne rendez-vous autant que l’on s’enfuit. Et, de manière très réaliste, la série s’attache aussi à décrire des filoches en métro et même dans l’enceinte de la plus grande interface métropolitaine : la gare du Nord.

Bref, par ses choix de lieux de tournage6 et sa représentation des mouvements qui animent le corps vivant de la métropole, la série dessine un portrait cohérent de ce qu’est le Grand Paris.

“Je crois qu’Engrenages rend plus concrète l’idée du Grand Paris, pas sous sa forme administrative, qui reste abstraite, mais qui la rend plus concrète par les déplacements, par les allées et venues qu’elle fait entre le centre et la périphérie”, avance Ioanis Deroide, auteur du livre “Séries TV : monde d’hier et d’aujourd’hui”, dans le podcast précité. Une conclusion qu’on ne peut que partager.

“La forme d’une ville change plus vite, hélas…”

Une dernière observation avant de laisser reposer le clavier. Il nous est apparu, au fur et à mesure que l’on revisionnait l’ensemble de ses épisodes, que la série n’était pas seulement une photographie aboutie de ce que peut être la métropole parisienne en ce début de XXIe siècle. Parce qu’elle se plaît à filmer des friches en transition, des terrains vagues qui nous sont chers, elle est également le témoin de l’évolution récente et rapide de certains de ses territoires.

Revenons à la saison 3, celle qui est essentiellement tournée dans le XIXe arrondissement de Paris. Cet environnement nous est particulièrement familier puisque l’on vit tout près, à Pantin, depuis quelques années. Pour cette raison, il n’aura pas été difficile d’identifier la localisation de presque chaque plan, notre œil étant exercé à différencier quai de l’Oise et quai de la Marne ou à reconnaître chacun des ponts enjambant le canal.

Mais pour cette même raison, on a aussi été frappé de voir à l’écran apparaître plusieurs attributs urbains aujourd’hui disparus. On découvre ainsi qu’il n’y a pas si longtemps, le bar qui fait l’angle des rues de la Meurthe et de l’Ourcq ne s’appelait pas le Mama Kin mais les Barreaux Verts. Ou, moins anecdotique, qu’à quelques mètres de là s’élevait, il y a encore dix ans, une immense usine surmontée d’une cheminée. Il s’agit de l’ancienne chaufferie de la Villette, qui a été rasée et déjà remplacée par un ensemble d’immeubles neufs au pied desquels se sont établis un bistrot haut de gamme et une pizzeria branchée. En somme, que le XIXe était déjà le XIXe qu’on connaît, mais avec quelques atours populaires et industriels qu’il n’a plus.

Enlarge your péniche

L’observation est la même dans la saison 5, un peu plus loin sur le canal de l’Ourcq, à Pantin justement. C’est là que les cadavres des deux victimes de cette histoire sont identifiées, accrochées à l’arrière d’une péniche qui descend vers Paris. Les policiers procèdent aux premiers constats sur le quai de l’Aisne, juste derrière la grande carcasse des Magasins Généraux, dans un décor de friche qui n’existe plus. Car depuis, l’emblématique bâtiment recouvert de tags a été entièrement rénové et accueille désormais la prestigieuse agence de communication BETC. Quant aux terrains attenants, envahis d’herbes folles dans la série, ils ont entre temps vu pousser de coquets immeubles de logements avec vue sur le canal. En rez-de-chaussée, plusieurs coques accueillent déjà des commerces tandis que d’autres, encore murées, attendent de trouver preneur. Cet été, un graffiti “Fuck Gentrification” ornait l’une d’entre elles.

  1. Qui n’est pas sans rappeler le tout aussi géographique “tueur de l’Est parisien” []
  2. Si les odonymes de banlieue rouge vous fascinent, on vous invite à visiter notre collection sur banlieuerouge-blog.tumblr.com []
  3. voir cette petite exposition de la Maison de la banlieue sur les clôtures de banlieue en Essonne https://www.maisondebanlieue.fr/wp-content/uploads/2009/11/Panneaux_expo_clotures.pdf []
  4. A l’angle des rues Dieu et Toudic à Paris, à deux cent mètres…  du commissariat de “P.J.” []
  5. Il s’agit tout de même de l’ancien palais des Rois de France, synecdoque du Paris historique hyper-centra []
  6. 130 différents pour une seule saison issus d’un travail de repérage de près d’un an []

1 commentaire

  • Pour info, Dans la saison à Cléry-sous-bois, il y a aussi une scène tournée place des Ruffins à Montreuil (une scène avec un entrepôt de cigarettes)

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