10 février 2012
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L'observatoireArticles

Anatomie d’un paradigme publicitaire : Samsung, écrans de fumée (2/2)

Le 10 février 2012 - Par qui vous parle de , , , , dans parmi lesquels

L’autopsie des publicités pour smartphones et tablettes Samsung continue ! Après avoir décortiqué l’ambivalent idéal urbain que promeuvent ces spots (c’est un euphémisme), intéressons-nous cette fois au rapport qu’elles entretiennent avec les écrans eux-mêmes, plongés dans une contexte urbain qu’ils finissent pas concurrencer… Un décryptage loin d’être anodin, car à l’instar de M. Jourdain : le marketing Samsung fait de la prospective urbaine sans le savoir, et c’est bien là son plus grand intérêt.

Tout est subtilement résumé dans cette première publicité pour la tablette Galaxy Tab (encore elle). Si le spot invite à focaliser son regard sur l’écran, placé au centre à la manière d’un first person shooter, le décor urbain des premières secondes mérite que l’on s’y attarde. Partant d’un environnement de quartier d’affaires traditionnel, on atterrit ainsi dans un décor aux allures vintage voire anachroniques.

Outre le filtre pastel dont je ne comprends pas franchement l’utilité, c’est surtout le tramway séculaire, les voitures de collection et même le look preppy-retro des passants qui retiennent l’attention.

Pourquoi présenter une technologie « de pointe » (réalité augmentée, géolocalisation, etc.) dans un décor à ce point suranné ? S’agit-il de souligner le caractère innovant de la tablette, par comparaison avec l’environnement dans lequel elle s’inscrit ? Si c’est le cas, admettons que c’est loin d’être subtil… voire contre-productif ? En effet, de là à n’y voir qu’une vaine tentative de faire diversion pour masquer le peu d’innovation de ladite tablette, il n’y a qu’un pas – que je ne évidemment franchirai pas…

Mais le plus intriguant dans ce décor réside dans sa volonté à nous faire croire qu’il s’agit de New York. Alors qu’habituellement, les publicitaires se contentent de quelques taxis jaunes ou d’un plan sur l’entrée d’un métro, facilement identifiables, le spot choisi ici d’afficher son identité territoriale grâce aux panneaux indiquant la direction de Broadway ou Central Park.

C’est d’autant plus surprenant que l’on n’est clairement pas à New York, du moins pas à proximité de ces deux lieux (pour les plus curieux, certains indices laissent penser que la scène se déroule en fait à Londres… vous avez trouvé ?) Résumons : décor en carton-pâte et références historiques ultra-accessibles ? Bienvenus dans un simulacre de ville, digne d’un parc d’attraction.

On retrouve dans cette représentation une conception de la ville déjà observée dans les précédentes pub Samsung décortiquées, en particulier le quatrième spot :  la « disneylandification » historicisée des espaces urbains est aujourd’hui une tendance majeure des métropoles globalisées (à lire sur le sujet : « Marne-la-Vallée : signe des temps »). Comme l’expliquait la revue Criticat dans un dossier consacré au « faux en architecture » :

Face aux métropoles émergentes, les capitales du vieux monde s’efforcent aujourd’hui de consolider leur identité et leur notoriété. Lorsqu’elles ne font pas appel à l’imagination futuriste des « starchitectes » du moment, elles se retournent vers leur passé. Ici et là fleurissent les reproductions à l’identique de monuments disparus… (Criticat n°5, p.34, librement consultable en ligne)

Le spot s’inscrit clairement dans cette appétence pour les urbanités « hyperréelles », selon la formule de Baudrillard reprise par la revue (« Le jardin des Tuileries, ou la tentation de l’hyperréalité« , p.37). Une tendance décortiquée sous un autre angle dans un article de la même revue (« L’architecture crève l’écran« , p.110, déjà cité ici), qui introduit dans le débat une intéressante réflexion sur le rôle des écrans et des interfaces médias dans la mise en scène de ces pastiches urbains.

« Aujourd’hui, à l’heure de la circulation en temps réel des données, l’architecture semble bien au contraire définitivement passée de l’autre côté de l’écran. […] L’architecture devient un contenu plutôt qu’un contenant, une pure information promotionnelle et auto-référentielle dont la fiabilité pose de plus en plus problème.

Dans ce contexte de médiatisation extrême [de l’architecture et de ses starchitectes] qui n’est un signe de vitalité que pour les perspectivistes, on peut s’interroger sur les moyens qui s’offrent aux maîtres d’oeuvre pour éviter un repli funeste de l’architecture sur elle-même. […] Et c’est grâce à la capacité des édifices à communiquer directement avec le public, et non par médias interposés, que l’architecture pourra continuer de jouer un rôle social singulier.»

La transition est toute faite avec le second spot qui nous intéresse. En effet, dans ces publicités Samsung, la ville (et donc l’architecture) ne s’envisage qu’à travers un écran, qui fait dès lors office de filtre plus ou moins poreux… au point de s’interposer entre la ville et le public, justement. C’est précisément ce que raconte le clip suivant, l’un des plus connus de la série (car diffusé en France) :

La conclusion est sans équivoque : le fait urbain (ici un pastiche de ville indienne) n’est palpable qu’à travers un écran, que Samsung intercale très concrètement entre le public et l’environnement traversé par le train, que les voyageurs ne verront finalement jamais. Chacun jugera de la pertinence de ce concept, qui attisera forcément la paranoïa de ceux qui fustigent la manière dont le numérique nous déconnecte du réel…

Mais l’analyse mérite plus de subtilité. Car l’écran ne vient pas obstruer le réel, mais plutôt le remplacer par un autre : hyperréel. Un troisième clip vient renforcer cette idée avec talent (il s’agit de ma publicité préférée de la série). On revient cette fois aux écrans mobiles dont le spot s’amuse de l’usage en situation de mobilité.

« Lose yourself in entertainment like never before » (« Perdez-vous dans le divertissement comme jamais auparavant »), dit la voix-off en commentant les absences des protagonistes, échoués dans des lieux urbains archétypaux : l’ascenseur d’un quartier d’affaires, la rame d’un métro, une rue passante, et un banc public (au passage seul personnage en situation d’immobilité). Le mantra de la publicité est sans équivoque, en mettant justement l’accent sur la capacité d’absorption des écrans face à cette ville qui s’efface et disparaît derrière eux.  Dit autrement : hors de l’écran, point de salut pour la ville ?

Il serait stupide de vouloir répondre à cette question purement rhétorique, évidemment. Mais le débat mérite d’être posé. Car c’est précisément ce qu’annonçait le critique d’architecture Christopher Hawthorne dans un article venant sur la relation entre écrans et morphologies urbaines, article dont je m’étais inspiré pour évoquer le possible futur de « l’architecture en streaming » :

« [Les écrans] créent un vortex capable d’absorber toute notre attention, rendant le design d’un bâti invisible voire hors de propos »

Peut-on (ré)concilier l’architecture avec cet écran digital qui semble l’attaquer plus ou moins frontalement ? J’en suis persuadé, à condition de réinventer la discipline au contact de ces apports numériques, ce qui signifie notamment d’abandonner ses velléités purement esthétiques (voire aussi : L’architecture en vase clos).

Ainsi, en réponse à la prédiction de Christopher Hawthorne (« no building will be a historical building. Digital screens seem likely over time to render the architectural past fainter and fainter — and maybe even lead the city to forget itself. »), j’écrivais ceci :

Quels sont horizons urbanistiques et architecturaux qui se dessinent derrière cette idée ? Peut-être ceux d’une architecture atonale et effacée voire absente – qui ne se passerait pas pour autant des architectes, est-il besoin de le rappeler ? -, dont les façades ne seraient que les supports vierges d’un contenu sans cesse réactualisé.

Ou pour le dire plus simplement, de laisser mourir la sacralisation de l’architecture qui caractérise le siècle précédent, afin de la faire entrer de plain-pied dans l’ère digitale (ce que d’autres disciplines moins « prétentieuses », en particulier l’urbanisme, ont très bien réussi à accepter). Cela nous évitera de n’avoir que le simulacre de l’hyperréel en tant que relève à l’obsolescence du réel… La fabrique de l’urbain ne saurait souffrir une nouvelle panne d’imaginaires ; c’est justement le rôle du numérique que d’accompagner sa réinvention (voire aussi : Pixel et gratte-ciels : l’ambiancement du quotidien).

Si la voie proposée par les spots Samsung ne m’enchante guère, leur décorticage laisse augurer un vrai débat de fond sur ces questions. En attendant d’y être, laissons le mot de la fin aux écrans Samsung eux-mêmes (et non aux publicités qui les promeuvent), avec cette innovation toute fraîche présentée en janvier dernier au CES 2012. Le choix d’un décor purement urbain, pour illustrer les fonctionnalités de l’écran, se passe évidemment de commentaires…

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