15 octobre 2014
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Bordeaux Safari : le guide dont vous êtes le héros, par Deux Degrés

Le 15 octobre 2014 - Par qui vous parle de , , ,

Il y a deux manières de s’extirper des clichés : soit en les reniant, soit en les retournant avec insolence et légèreté. Prenons Bordeaux, aka « la belle endormie » : ville de vieux bourgeois où il n’y a rien à faire, pensent les parisiens ? Que nenni, répondent en cœur les autochtones de Deux Degrés (qu’on aime d’amour par ici)… et de choisir la seconde option, en publiant ce premier « guide safari » consacré à leur ville chérie. Un bien beau projet, qui mêle tourisme et game design, situationnisme et yolo urbain. Tout en assumant certains clichés bordelais qui, après tout, donnent toute sa saveur à cette vieille aigrie.

Seconde publication des éditions Deux Degrés (après le Petit Paris), Bordeaux Safari a été rédigé par Mathieu Zimmer et Florian Rodriguez (Deux Degrés) en collaboration avec l’urbaniste Gabriel Bord, et le bon goût de Martin Lavielle, leur graphiste attitré. Vous pouvez l’acheter sur leur boutique, au même prix qu’un expresso parisien !

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Volontairement subjectif, votre guide se veut l’équivalent d’une balade au bras d’un ami, à la découverte d’un lieu inconnu. Que pensez-vous des guides traditionnels ? Y a-t-il des guides “alternatifs” qui vous ont inspirés ?

F : Les guides traditionnels restent la référence, mais on n’est pas sur le même créneau. Ils sont  incontestables pour préparer des voyages mais ce qu’on pourrait leur reprocher, surtout pour des séjours courts, c’est la densité de l’information, le manque de hiérarchisation et le côté un peu « plat ». Nous, on voulait faire un guide plus immédiat, plus ludique, avec une prise en main facile et qui donne envie de faire dix trucs différents en lisant seulement quelques pages.

G : Bordeaux Safari est complémentaire des guides classiques. C’est un format court, avec des textes très brefs, des illustrations stupides mais pédagogiques et des motifs léopards. C’est un livre plus culturel et surtout un prétexte pour s’amuser et parler différemment d’une ville que l’on présente le plus souvent comme « la belle endormie », « la ville bourgeoise » et, aujourd’hui « la-ville-super-attractive-où-les-cadres-parisiens-veulent-déménager ».

M : C’est du tourisme immersif dans le sens où on donne les clés pour profiter sans passer par les premières étapes classiques de découverte de la ville. Notre boulot, c’est de donner envie et d’explorer les possibilités offertes par Bordeaux. De manière générale, on aime réfléchir à comment jouer en ville, et avec la ville, plutôt que de se contenter de la visiter.

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Concernant les systèmes de recommandation, on prend nos distances par rapport à ça. Ce sont aujourd’hui des catalogues d’enseignes qu’on trouve un peu froids. Les guides papiers récents nous semblent trop tournés vers des touristes branchés, un peu CSP++, pour des villes branchées. On voulait parler du fond culturel de la ville et sortir du côté fashion, parce que ce sera forcément un peu le même partout et ça en vient à ne plus dire grand chose sur une ville. Les classes créatives et l’aura qui les entoure commencent à nous faire chier, la ville c’est aussi fait pour le mec qui habite en périphérie et qui vient que le samedi après-midi (il a un usager particulier de la ville, OK, mais il faut le prendre en compte, parce que dans son genre il est tout aussi pertinent que le hipster hyper pointu).

F : On ne cherche pas à être communautaire et surtout pas hype. Dans le cas de Bordeaux c’est justement plutôt le contraire que l’on a cherché à mettre en avant, même si on assume certains stéréotypes sur la ville. On aime quand des gens qui n’ont rien à voir se croisent. On trie les lecteurs plutôt par le ton du guide que par le contenu et la sélection d’adresse.

Racontez-nous un peu votre travail de tour operator… Comment avez-vous travaillé concrètement ?

M : On s’est réunis à plusieurs, et en un après-midi on a construit trois journées-type selon des profils différents (touriste, Bordelais lambda et Bordelais déglingo). La base était intéressante alors on a continué à travailler comme ça, à partir d’un plan dont on a rempli les cases.

G : On a construit le concept au fur et à mesure de l’écriture. Parfois c’est le mode d’écriture qui nous a guidé vers un lieu, à un autre moment nous avions une envie précise de citer un lieu parce qu’il nous est familier et qu’on avait envie de le faire découvrir, ou tout simplement de faire une vanne dessus…

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Ce qui était complexe à imaginer, c’était l’imbrication entre le récit, les cartes, les adresses citées… Cela explique aussi qu’il y ait des endroits qui passent à la trappe car il était difficile de les intégrer au mode de jeu. On avait aussi envie de s’amuser dans l’écriture, ce qui nous pousse à faire cohabiter dans le même guide une référence à François Mauriac et notre respect pour Cheick Diabaté tout en clashant les fans de Pascal Obispo.

M : Pour la carte, on s’est permis de simplifier car elle fonctionne comme un complément. Les gens ont leur smartphone pour se repérer, la carte du guide permet de visualiser les lieux, les itinéraires, les ambiances. L’emplacement et la typologie des lieux retenus dit déjà quelque chose de Bordeaux. Par exemple, on peut repérer rapidement des « spots pétanque », avec leur boulodrome et leur bar portugais de proximité (c’est une de nos découvertes : il y a souvent un bar portugais à moins de 200 mètres des bons boulodromes à Bordeaux) grâce aux pictos de la carte.

F : L’échelle du projet est intéressante. Généralement, soit on a des guides de Bordeaux qui parlent surtout du centre et proposent quelques virées au-delà, soit on a des guides au niveau de l’agglomération, voire de la Gironde, qui font un peu disparaître le Bordeaux intermédiaire (« les » Bordeaux intermédiaires), qui est celui de la grande majorité des Bordelais, le plus intéressant sur la culture véritablement locale… mais pas le plus touristique !

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On a essayé de parcourir l’ensemble de la ville, s’il n’y a rien dans un quartier, on fait le choix de le dire, c’est révélateur d’une certaine ambiance urbaine qui peut intéresser des lecteurs. On a indiqué un toiletteur pour chiens dans un des quartiers résidentiels de l’ouest bordelais, ça nous semblait pertinent.

M : Pour le choix des lieux, c’est subjectif. Ce sont les bars ou restaurants qu’on connaît, qu’on aime bien. Il y en a pour tous les goûts. Ce sont presque les basiques bordelais. Il y a très peu d’adresses, on ne voulait pas noyer les lecteurs. On donne des valeurs sûres… et on tend un ou deux traquenards (mais les lecteurs sont prévenus).

Avec Bordeaux Safari, vous appliquez littéralement le concept de ville “terrain de jeu” en proposant un “guide jouable” de la ville. Les parties de “game design” et “city-fiction” se sont-elles avérées les plus complexes ? Le mélange entre délire situationniste et guide touristique n’a-t-il pas été trop difficile à rendre ?  

F : Si on doit reprendre des termes de jeux vidéo, on s’est plutôt concentré sur le « gameplay » (justement  une notion un peu trop ignorée en urbanisme), très largement inspiré des livres dont vous êtes le héros. Vous avez le choix entre plusieurs situations et, en fonction de celle que vous choisissez, vous êtes orienté vers une nouvelle page. Parce que le gameplay fonctionne et que l’on traite d’une ville que l’on maîtrise bien, le reste est allé de lui même.

Ce qui est réellement complexe et essentiel, c’est le contenu, le texte, le ton. Le plus gros travail est celui d’écriture. Décrire un lieu, une ambiance, une action, avec si possible une vanne en quatre lignes, ça demande du boulot. On a pris du temps pour mettre en place la mécanique d’écriture. Le gameplay marche sur l’envie : en lisant un truc rapide, on a envie de le tester.

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M : Le point fort de ce gameplay, et ça peut paraitre paradoxal, c’est qu’on peut prendre du recul avec la règle du jeux et se contenter de lire Bordeaux Safari pour trouver une situation amusante et rentrer comme cela dans le jeu. On peut même le lire comme un livre classique, ça fonctionne : vous faites le tour de Bordeaux en 45 minutes et, si tout va bien, vous vous dites que vous iriez bien y passer un week-end.

L’un de vos parti-pris les plus intéressants réside dans les façons d’entrer (littéralement) dans la ville, en donnant le choix au routard de conquérir Bordeaux par quatre biais différents. Pouvez-vous nous les présenter ?

On a essayé de se caler sur ce qu’on vit au quotidien, la manière dont on fait des choix. Il y a donc quatre entrées :
chrono, qui permet de se positionner selon les heures de la journée (de 8h du matin à 6h du mat’);
gps, qui permet de faire des choix selon le lieu et le quartier dans lequel on se trouve;
alerte, qui s’inspire des envies et des besoins du moment. Par exemple, avoir faim, être en galère de clope, vouloir faire une sieste, se débarrasser de ses gamins pendant une demi-journée…
immersion, qui est une entrée plus culturelle. On donne des infos sur la culture bordelaise (des joueurs des Girondins de Bordeaux aux stéréotypes et tabous locaux) qui orientent également le lecteur.

Ça rejoint l’idée est de pouvoir rentrer dans le guide à n’importe quel moment.

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Il y a également plusieurs « fins », de mauvaise foi, qui font gagner ou perdre. Elles permettent de connaître son rapport à la ville, de recommencer l’aventure ou de fermer le livre en se disant que cette ville n’est pas faite pour vous.

Maintenant que l’ouvrage est terminé, avez-vous eu des retours de locaux ou de touristes ayant beta-testé Bordeaux Safari ? De votre côté, êtes-vous satisfaits du résultat ?

G : On commence à avoir les premiers retours et ce qui est rassurant c’est que les lecteurs accrochent au concept du guide-jouable et au ton du récit. Pour l’instant, nous avons surtout des lecteurs bordelais et ils sont plutôt réceptifs car il y a un certain nombre de références à la culture locale, ils lisent Bordeaux Safari chez eux comme un recueil d’anecdotes sur la ville et découvrent au passage quelques nouveaux lieux.

De notre côté, on est satisfait d’avoir réalisé un objet plutôt fun avec un « gameplay » qui fonctionne et cela en un temps très court. On a également pris du plaisir à proposer un regard différent sur la ville, en mélangeant des références culturelles ou en se remémorant quelques faits d’armes.

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M : Le guide plaît aux jeunes ou aux (beaucoup) moins jeunes, et ça c’était pas gagné. Donc oui, on est  satisfait du résultat mais dans les limites de l’exercice. Le format du guide nous permet pas de raconter tout Bordeaux, des choses passent à la trappe. En tant que Bordelais, l’essentiel pour nous était de restituer la diversité de la ville, ce qui n’est pas toujours connu. Nous ne parlons pas de la Place de la Bourse, mais on préfère glisser quelques références sur les communautés ibériques, les quartiers d’échoppes où il ne se passe pas grand chose, des lieux populaires comme certains centres commerciaux.

On aime mélanger les références pointues et parler des côtés « beauf » de la ville, on met tout au même niveau. Ce côté « beauf », qui n’ a absolument rien de péjoratif pour nous, nous semble révéler bien plus de choses sur une ville que les nouveaux commerces hype qui ouvrent de la même façon dans toutes les métropoles. Bordeaux a beaucoup changé en vingt ans, cette confrontation entre vieilles adresses et nouveaux spots CSP++ coolos est très intéressante. Surtout que le hispter qui traîne sa barbe à La Vie Moderne aujourd’hui n’osera pas avouer qu’il traînait sa crête aux soirées tech de co du Torito, trois ans avant (références bordelaises mais transposables dans l’ensemble des villes française, il suffit d’adapter le nom des bars).

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F : On sera content si les gens retiennent quelques stéréotypes sur les Bordelais (les futes couleur saumon, etc.) puis découvrent des dizaines de lieux et d’ambiances qui n’ont rien à voir. Si tout se passe bien, on devrait prolonger le guide en version web pour exploiter davantage ses notions de parcours, que les lecteurs nous proposent leur parcours personnels.

M : Ce qui va être intéressant c’est lorsqu’on va s’attaquer à d’autres villes qu’on ne connaît pas. Faire Lyon Safari ou Strasbourg Safari sans y avoir vécu plus de trois mois posera de bonnes questions de méthode. Comment on s’appuie sur les locaux pour faire remonter les infos ? Comment on les restitue dans notre style d’écriture ? Ce sera des tests importants pour asseoir la pertinence des guides « Safari« . Une bonne expérience d’appropriation de la ville, de restitution de ses ambiances, de ses bons plans, de ses pièges. Une autre bonne façon de faire notre boulot d’urbaniste, finalement.

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