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Duplicités : entre marbre et palabres (Vases communicants)

Le 4 novembre 2011 - Par qui vous parle de , ,

[Note de Philippe Gargov : Good news, everyone ! [pop-up] urbain a le plaisir et l’honneur d’entrer dans la ronde des Vases Communicants à l’invitation de Jérôme Denis, co-auteur de l’excellent Scriptopolis consacré à « l’écrit et ses mondes » (qui m’a d’ailleurs inspiré les billets suivants).

Pour cette première, j’accueille donc son collègue David Pontille dans un beau texte consacré à l’écologie graphique des aéroports. Vous pouvez aussi aller lire chez eux ma contribution sur la so-called « solidarité citoyenne », et retrouver la liste complète des blogs participant aux Vases communicants par ici.]

Un écran de plus. Depuis le développement de l’informatique en réseau, les technologies de l’information et de la communication prennent de plus en plus la forme d’écrans disposés dans divers lieux urbains. Certains viennent simplement remplacer des panneaux d’affichage, jusqu’alors faits de feuilles de cellulose ou de tôle émaillée, tandis que d’autres fleurissent pour divulguer toutes sortes de données, dorénavant jugées importantes, voire indispensables, pour circuler ou habiter les espaces publics. Ce déploiement d’écrans est parfois poussé jusqu’à une forme de frénésie : il arrive que certains d’entre eux soient installés avant même d’être dotés de quelconque éléments informationnels, leur seule présence étant l’enjeu principal pour leurs promoteurs…

Les lieux comme les aéroports n’ont bien entendu pas échappé à un tel engouement. Ils étaient déjà particulièrement pourvus en inscriptions. Combien de billets sont édités, de cartes d’embarquement sont imprimées, de passeports sont dégainés et minutieusement scrutés chaque jour pour réguler les flux de passagers ? Combien d’étiquettes, de numéros et de codes sont attribués à leurs bagages pour embarquer dans le même avion qu’eux ? Combien de marquages au sol faut-il pour délimiter des zones empruntées par le personnel au sol et pour guider les avions de leurs parkings de stationnement jusqu’aux pistes de décollage ? Combien de panneaux de signalétique sont disposés dans les différents halls pour orienter les passagers et le personnel naviguant au cours de leurs déplacements à travers l’aéroport ? Combien d’autres panneaux faut-il encore pour séparer les sites et spécifier les différentes espèces d’espaces (restaurants, boutiques, douanes, toilettes, objets trouvés…) ?

Bref, un aéroport ne constitue pas seulement le point nodal des pratiques contemporaines de mobilité, le hub des incessantes connections interurbaines, le haut lieu de la fluidité permanente qui caractérise les nouveaux citadins. C’est aussi un formidable écosystème d’inscriptions, organisées les unes par rapport aux autres, et pouvant coexister jusque dans les moindres interstices architecturaux. L’arrivée d’une colonie d’écrans inédits remet nécessairement en chantier cette écologie graphique. Elle suppose de faire des choix d’emplacement : où installer ces nouveaux écrans ? À côté des anciens, à leur place, dans un autre site ? Elle implique également de revoir ou de compléter une part de l’infrastructure : combien de câbles électriques, de bornes, de relais et d’ordinateurs faut-il pour alimenter ces écrans ? Elle nécessite enfin de prendre des décisions quant aux informations qu’ils vont être chargés d’exposer.

C’est sur ce point que cet écran semble le plus innovant. Outre l’affichage des prochains vols au départ et des portes d’embarquement, il prend également en charge l’appel des passagers. « No gating calls are made, please refer to the screens » précise un bandeau défilant au bas de l’écran. Certains enthousiastes salueront la prouesse technologique : un écran d’affichage peut finalement suffire à orienter les passagers vers le guichet d’embarquement. Pour eux, la supériorité de l’écrit sur l’oral n’est plus à démontrer. D’autres n’y verront qu’une preuve supplémentaire de la transformation d’un aéroport en « non-lieu ». Ils déploreront le remplacement des annonces sonores qui ponctuent habituellement l’intense commerce entre les humains, fait de retrouvailles après un long séjour à l’étranger, de petits gestes et de mots doux prononcés à voix basse avant une séparation difficile, de départs en vacances, de coups de gueule et de plaisanteries de celles et ceux qui jalonnent quotidiennement cet espace de travail… Pour eux, l’écrit vide les échanges humains de leurs émotions et de leur sens.

Les uns comme les autres négligent pourtant le fait qu’un écran ne fonctionne jamais tout seul : des agents sont spécialement dédiés à alimenter son fonctionnement électrique, d’autres s’assurent de mettre à jour les éléments affichés, d’autres encore prennent régulièrement en charge les défaillances informatiques et les erreurs informationnelles. Et du côté des passagers, l’intrusion d’un écran n’empêche en rien le commerce des humains, il favorise parfois les échanges et encourage l’explicitation des modes de coordination pour agir. Ni l’écrit, ni l’oral ne sont intrinsèquement dotés d’une force ou d’une faiblesse. C’est au contraire leur coexistence et leurs formes d’articulation qui font leur résistance. Un écran de plus, un écran de moins : la réflexion suscitée par ce panneau d’affichage aura peut-être permis de dissiper cet autre écran de fumée particulièrement dense et tenace.

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