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Nécropop : sage comme une tombe à mon image #1

Le 16 février 2015 - Par qui vous parle de , , , dans , parmi lesquels , , ,

Aborder la place de la mort en ville n’est pas nouveau chez nous ; ce vaste sujet figure même parmi ceux qui nous font le plus vibrer… Rien de gênant dans cette affirmation, notre rapport aux urbanismes mortuaires n’est fait que de respect et de fascination mystique. Surtout, cette thématique urbaine quelque peu tabou prend, par certains aspects, la forme d’un combat qui ne nous est que trop familier : celui de la construction d’une ville plus « pop » et plus « agile ». « Et si les morts contribuaient à redonner vie à nos sociabilités urbaines ? » Voici l’hypothèse que l’on formulait un beau jour de 2011, et qui nous a trotté dans les méninges depuis tout ce temps. Plus récemment, on vous parlait ailleurs d’un panel de manifestations funéraires dans l’espace public, du graffiti commémoratif aux processions musclées de certaines campagnes militantes à même la rue.

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Représentation très rudimentaire  du cimetière, dans le futur fictif d’Evangelion

Aujourd’hui, nous venons accoster la question des cimetières, ces champs de repos aux mille et un visages. Déjà touchée du doigt par-ci par-là dans les billets cités, l’affaire urbaine des lieux d’inhumation n’est pas si simple à traiter, du moins sous nos latitudes. Mise à part une poignée d’apparitions « hors-les-murs » du trépas humain, la mort occidentale semble en effet confinée dans une forteresse bien silencieuse. L’urbanisme n’aura une fois de plus pas fait que du bien à nos bons vieux rapports sociaux.

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 Vue sur la ville, depuis le cimetière – image finale du film « Gangs of New York » de Martin Scorsese

Défraîchis, réglementés ou trop éloignés du centre des activités urbaines, ces pâtés de pierres tombales méritent sans doute une bonne couche de ragaillardise. Si les cimetières étaient plus funs, aurait-on moins peur d’y croupir ? On se propose donc « d’habiter » ces lieux où la mort se recroqueville… Effectivement, les actions urbanistiques liées à l’habitat post-mortem ne servent pas qu’à ranger les gens dans des boîtes vernies ! Des centaines d’exemples puisés ici et là dans le monde et dans la pop-culture montrent que d’autres cimetières sont possibles. Revue de presse des nécroquartiers séduisants.

Nécromania : la mort dans tous ses Etats

Loin des cimetières militaires « au dispositif mémoriel archaïque mais toujours exemplaire », certains espaces dédiés à l’entrepôt des âmes valent vraiment le coup d’œil. Au cours de nos recherches, nous sommes notamment tombés sur une petite perle : un planisphère interactif recensant des photographies de nécropoles et tombeaux prises dans une grande partie des pays du monde.

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Malaisie – cimetière musulman : chaque famille choisit une couleur © Jean-Claude Garnier

L’homme qui se cache derrière cette belle entreprise s’appelle Jean-Claude Garnier, globe-trotteur passionné et auteur de l’ouvrage Cimetières autour du monde : un désir d’éternité. Près de trois-cent images y sont ainsi glissées, accompagnées de commentaires mettant en valeur diverses pratiques mortuaires piochées ici et là.

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Comme son voisin le Zimbabwe,  le Bostwana dresse des toiles au-dessus des tombes afin de protéger les corps ensevelis du soleil © Jean-Claude Garnier

L’exposition d’une partie de son oeuvre a même eu lieu en 2010, en plein air, au cimetière du Père Lachaise à Paris. Quoi de mieux pour renforcer le nécrotourisme, qu’une belle exposition sur les cimetières… dans un cimetière ?

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Zimbabwe : « le coeur représente l’affection portée au défunt » © Jean-Claude Garnier

Colorés, modestes ou profondément mémoriels, chaque société bricole ses sépulcres comme elle l’entend. Et c’est bien pour cette raison que la grisaille de nos pierres gravées mérite un petit tour du monde dans l’espoir d’un ensevelissement plus grisant.

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Thaïlande : installé au pied d’une coline, la disposition de cet immense cimetière chinois respecte les règles du Feng Shui © Jean-Claude Garnier

Dans une courte interview, Jean-Claude Garnier évoquait alors son rapport particulier aux cimetières, qu’il ne considère pas comme des lieux dédiés à la mort, mais bel et bien comme des espaces de joie et de sociabilité. En effet, il raconte qu’enfant, il lui arrivait régulièrement de venir jouer dans le cimetière en friche de son village… Qui ne s’est en effet jamais réapproprié ces lieux pour un usage détourné ? Nous reviendrons sur cette question dans un second article dédié.

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Tombouctou, au Mali : « Dans cet univers de sable, les tombes, qui tranchent à peine sur le désert, sont signalées par une poterie retournée ». Chaque pot définit la place de la tête du défunt. © Jean-Claude Garnier

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Viêt-Nam : « Les tombes sont décorées de magnifiques fresques en terre cuite émaillée » © Jean-Claude Garnier

Le caractère très personnel de la mort d’un individu ne devrait-il pas diriger la « création artistique » de nos cimetières ? Dès lors, on rêve d’une ville posthume où le « PLU funéraire » n’existerait pas, et où la personnalité de chaque créature mise en terre se refléterait clairement dans la direction artistique des sépultures. L’intégration récente de QR Codes sur les tombes est encore loin de satisfaire notre désir de personnalisation du repos éternel…

Du corps mort au musée du vivant

Nos caveaux pourraient dès lors ressembler à de véritables maisons : habiter un lieu signifie bien souvent l’aménager, le décorer et l’entretenir selon les goûts et fantaisies des différents occupants.

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Inspiration potentielle : cette tombe créée par les deux enfants héros du (très triste) film « Le Tombeau des Lucioles » pour la dépouille de petits insectes luisants. La boîte à bonbons recyclée en pot de fleur évoque la créativité attachante des plus petits.

L’arrivée d’un nouveau né dans une famille est par exemple l’occasion de parfaire la pièce qui lui sera dédiée selon des critères prédéfinis, liés au monde de l’enfance. Colorée, remplie de jouets ou plus sécurisée que le reste des pièces de l’habitation, une chambre enfantine représente bien souvent un petit cabinet de tendresse et de jeu, à l’image de l’éveil des premiers âges.  Pourquoi, dès lors, ne pas construire le tombeau d’une personne comme une chambre éternelle ? Nos proches perdus n’ont-ils pas eux aussi droit au confort domestique et confidentiel des univers que l’on habite de notre vivant ?

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Ici repose Marie Laveau : sans cesse recouverte d’offrandes par ses fidèles, la sépulture de la « reine vaudou » au Cimetière Saint-Louis de la Nouvelle Orléans est toujours très colorée

Garnis de plaques funéraires souvent impersonnelles ou de fleurs artificielles mal vieillissantes, nos monuments funéraires manquent ainsi cruellement d’inventivité, de tempérament ou d’affection manifeste. Tandis que la tombe d’Oscar Wilde se voit recouverte de centaines de bisous au rouge à lèvres, d’autres lieux d’inhumation prévoient des messages posthumes beaucoup plus intimes que le classique « R.I.P. ».

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« Faites pousser un ginko biloba dans mon Black Seas Barracuda » – nos dernières volontés.

Un article de Slate dédié à quatre cimetières « originaux » évoquait notamment l’épitaphe toute particulière d’une femme Roumaine. Hormis le fait que la tombe en question appartient à l’un des plus beaux cimetières du monde – le Cimitirul VeselCimetière joyeux ») -, voici les déclarations que l’on peut y lire : « Sous cette lourde croix repose ma belle-mère. Essayez de ne pas la réveiller, car si elle revenait, elle m’arracherait la tête avec ses dents ! »

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Cimetière de pêcheurs aux Philippines : « Les cercueils sont suspendus à flanc de parois rocheuses. L’esprit du défunt ne peut pas se libérer si le cercueil se trouve sous terre, il aime sentir le vent et le soleil. » © Jean-Claude Garnier

Quoi de plus touchant que de fermer l’oeil sempiternellement au dessus de l’océan, lorsque l’on vient de quitter une vie de marin ? L’individualisation des sépultures représente bel et bien la tendance, et chaque culture ou famille traduit cet état de fait comme elle l’entend, et souvent en accord avec la société dans laquelle elle évolue. Ce sont notamment les personnes dites « d’importance » – d’Arjumand Bânu Begam à Lénine – qui possèdent généralement un mausolée à leur image (comprendre « grandiose »).

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Photo issue de Tombes de mafieux russes et géorgiens, par Jean-Noël Lafargue : « Les sujets sont présentés posant, parfois accompagnés de preuves de succès : une automobile, des bijoux, des bouteilles d’alcool de luxe ou une belle propriété. On sent l’envie d’en imposer. »

Au Moyen Âge déjà, scénographier le mort dans son tombeau était bien souvent la règle pour les personnages de haut rang. La représentation du défunt debout – observée par exemple sur les tombes des mafieux russes – incarnait notamment un modèle pratiqué par une partie de l’aristocratie allemande (franconienne) médiévale, à un moment clé de son règne. Etudié par le chercheur médiéviste Joseph Morsel, le phénomène s’explique de la sorte :

« Ces monuments étaient faits sur commande, et l’on peut sans doute considérer ces tombeaux comme le résultat assez peu médiatisé de choix faits par les proches du défunt, on trouve donc un choix formel réfléchi, en partie collectif et le plus souvent exogène (c’est-à-dire non pas au défunt lui-même, en fonction de sa conscience de soi, mais aux autres, donc en fonction de leur rapport avec le défunt). Bref, la représentation d’un rapport social, et non d’un individu.

La région de provenance de ces tombeaux, la Franconie, fait partie de ces régions de Haute-Allemagne où se produit le processus de « sociogénèse de la noblesse », déjà évoquée, qui repose notamment sur la confrontation de discours sociaux dont font partie les représentations funéraires. Par ailleurs, les travaux d’histoire de l’art ont montré que cette région a connu une innovation formelle très significative à la fin du XIVe : le passage du gisant horizontal posé sur le sol et évoquant formellement le cadavre et son cercueil, à un monument vertical adossé au mur du bâtiment – donc infiniment plus visible et, partant, représentatif, en même temps qu’il tend à nier la mort du personnage. »

in « L’aristocratie médiévale Ve-XVe » (2004), p.  261-262

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 « La tombe de Serge Danot, créateur de la série animée Le Manège enchanté »
Crédits : Jean Noël Lafargue

Les pratiques funéraires anciennes – en tout cas du point de vue des personnes de haut rang – correspondaient ainsi volontiers à un discours social, souvent performatif. Dans nos sociétés, le manque de grandiloquence de la grande majorité des tombeaux coïncide souvent avec la position sociale des « petites gens » qu’ils accueillent…

Au lieu de construire de bien tristes caveaux, le bas de l’échelon social pourrait dès lors affirmer son existence en habillant ses fantômes d’exotismes et d’imaginaires. Un article de Jean-Noël Lafargue recensait notamment une autre manière de concevoir des tombes : celle de la technique en acier… personnalisable. Le résultat donné par ces « fer-tombal » est certes d’un kitsch saillant et d’un goût douteux, mais l’idée est louable !

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Tombe d’enfant et jolie capsule temporelle à ciel ouvert (Yakushima, Japon)
Crédits : [pop-up] urbain

Dans un registre plus intimiste, une tombe dédiée à un enfant japonais – située dans un modeste cimetière rural, sur la petite île de Yakushima – aura vivement inspiré ce billet.  Ornementée de deux beaux bouquets de fleurs, ainsi que du traditionnel petit verre en terre cuite rempli d’eau, la sépulture enfantine accueillait également en bordures une poignée de petits jouets. Quelques camions de pompier miniatures, un Ultraman en position victorieuse,  ou encore Anpanman roulant dans un véhicule à son image s’y retrouvent alors dans un congrès confidentiel – en mémoire des heures passées entre les mains d’une âme enjouée.

Court extrait du film Face/off (Volte-Face pour la VF) sorti en 1997, où les parents déposent des jouets ayant appartenu à leur garçon, parti prématurément. La représentation de ce type de pratiques semble assez rare dans les films américains. Peut-être le regard asiatique du réalisateur (John Woo est chinois) vient-il dénoter avec le décor de son film… 

Ces morceaux de vie déposés là nous ont en tout cas attendri. Nous avons trouvé cet hommage tout à fait inspirant, tant par son caractère cathartique que par sa valorisation des imaginaires enfantins. Cette muséification de l’intime à travers l’exposition d’objets autrefois chéris par le défunt nous semble incarner une manière engageante, douce et « pop » de vivre son deuil. Et si on égayait ces lotissements où s’entreposent les sépultures en les saupoudrant des échantillons de vie « pop » et inestimables ? Autrement dit, pourrait-on se consoler un peu en enrichissant ces parcelles de vi(ll)es par des preuves d’amour bricolées ?  Bourrés de babioles, de souvenirs et d’anecdotes ; bariolés de petites attentions, nos cimetières en ressortiraient sans doute bien plus chaleureux… A l’image des mille grues de papier – polychromes et enguirlandées – ornant chaque année la ville d’Hiroshima en mémoire des enfants victimes de la bombe atomique, repeignons la ville de symboles mémoriels multicolores !

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