2 août 2011
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L'observatoireArticles

Ville hybride : plaidoyer pour une utopie pudique (Télécom Paritech)

Le 2 août 2011 - Par qui vous parle de , , dans , parmi lesquels ,

[ Avant-propos : J’ai eu l’honneur et le plaisir d’intervenir le 16 mars dernier (oui, ça remonte) à un atelier-concept consacré aux « imaginaires de la ville hybride », et piloté par la chaire Modélisation des Imaginaires de Télécom Paritech. L’occasion d’y poser les premières briques d’une réflexion qui me tient farouchement à coeur : comment sortir de la panne d’imaginaires qui touche la prospective occidentale, en particulier sur la question de la ville numérique ? Dénoncer cette panne est une première étape, mais il ne faudrait pas s’arrêter là. Quelles pistes envisager pour construire d’autres imaginaires ?

J’avais proposé ce matin-là un « plaidoyer pour une utopie pudique » : une utopie de l’ordinaire qui réinvente les imaginaires du quotidien, à défaut d’imaginaires extravagants qui font rêver les foules. Cette réflexion a depuis fait son chemin ; j’ai notamment eu l’occasion d’en reparler sur France Culture avec Alain Renk et Nicolas Nova, et les plus fidèles d’entre vous remarqueront que j’utilisais déjà la citation de Cynthia Fleury qui structure ma chronique de Lift Marseille pour la Gaîté Lyrique.

Vous avez donc là un premier embryon de ce « plaidoyer » qu’il reste à consolider lors de prochaines tribunes et interventions (comme ici autour du concept de thanatopraxie urbaine). Tout n’est donc pas parfait, mais c’est suffisant pour entamer la discussion, non ? N’hésitez pas à partager vos réflexions en commentaires. ]

Plaidoyer pour une utopie de l’ordinaire.

De l’homme-cyborg à la ville hybride

Les mots sont souvent porteurs de sens. Le choix de la formule « ville hybride » comme problématique de cet atelier témoigne par exemple d’un changement de regard sur l’intégration croissante du digital dans l’espace urbain. L’expression est en effet relativement récente ; il y a quelques mois encore, les conférences et articles sur le sujet se bornaient à évoquer une trop vague « ville numérique » en construction. Depuis peu, celle-ci semble en passe d’être supplanté par la toute aussi obscure « ville hybride ». Que désigne-t-on donc sous ce terme ? Et surtout, que traduit cette évolution sémantique ?

Les dictionnaires nous apprennent que le terme « hybride » désigne en premier lieu l’animal ou la plante issu du croisement d’espèces ou de lignées différentes. Plus largement, le Larousse évoque un assemblage « d’éléments disparates ». Certes, mais qu’est-ce à dire lorsque l’on s’attaque à la question urbaine ? Une première lecture voudrait que l’on y voie le croisement du « virtuel » dans l’espace du « réel » (les termes sont en réalité peu appropriés, comme l’ont montré les intervenants de la journée CiTIC consacrée au sujet). Plus exactement, cette première définition désigne la multiplication, dans l’espace urbain, de terminaux, capteurs, réseaux et interfaces numériques, qu’ils soient personnels ou collectifs, cachés ou non, etc.

Une seconde lecture, davantage centré sur les usages, y précise le rôle du citadin dans la définition de cette « hybridation ». Tout part en effet des usages, et notamment des terminaux personnels (smartphones) qui équipent aujourd’hui une large partie de la population (télécommunications, géolocalisation, etc.). Ces usages font entrer l’individu dans un nouveau paradigme corporel, donnant un sens nouveau à la définition du mot « cyborg ». Celui-ci s’éloigne ainsi des stéréotypes de la science-fiction pour désigner la « fusion du « mobile-homme et du mobile-objet » qu’évoque Bruno Marzloff. Dès lors, on peut concevoir la « ville hybride » comme le croisement de ce « cyborg » et de l’espace urbain qui l’entoure, lui aussi « être numérique » à part entière selon le géographe Henri Desbois dans l’émission « Place de la toile » du 13 mars 2011 :

« La ville elle-même est devenue, en partie, un être numérique. Ce qui fait la substance d’une ville, c’est aussi l’information numérique qui peut y circuler. […] Habiter la ville aujourd’hui c’est sans cesse manipuler, voire éventuellement être manipulé, par cette espèce d’océan de données. »

Il s’agira alors de comprendre les tenants et aboutissants de cette double-manipulation, afin d’éviter que la ville hybride ne devienne une ville ultra-technologisée qui ne tienne pas compte des usages. On pense notamment ici aux utopies urbaines fondées sur un certain mythe de la technologie salvatrice : Masdar City, Songdo New City, etc…1

 

L’anticipation urbaine en panne d’imaginaire ?

La science-fiction moderne (au sens large), depuis Jules Vernes jusqu’à Willam Gibson, a longtemps permis de penser sinon d’anticiper la mutation technologique de la ville contemporaine. C’est d’autant plus vrai en ce qui concerne l’émergence accélérée des technologies numériques dans les décennies récentes, notamment à travers l’essor du courant « cyberpunk » dans la littérature de science-fiction (invention du « cyberespace » par William Gibson, par exemple). Seulement, cette « ressource » intellectuelle parait aujourd’hui s’épuiser. En cause, peut-être, la vitesse d’intégration propre aux techniques numériques semble avoir « pris de court » les imaginaires futuristes propres à la fiction d’anticipation. Y’aurait-il « panne d’imaginaire » ?

C’est en tous cas le constat que je faisais (avec d’autres) il y a quelques temps autour des redondances de l’innovation et de ses représentations dans le domaine urbain. Voitures volantes, monorails, ou frigos intelligents semblent en effet voués à un éternel retour dans l’imaginaire futuriste de certains acteurs urbains. Ceci s’explique par une « dépendance » naturelle aux représentations anticipatrices du passé ; baptisée « path dependence », ce processus évoque dans sa formule même la logique déterministe de l’innovation. Celui-ci est compréhensible, et il ne s’agit pas ici de condamner toute innovation s’inscrivant dans ces logiques de pensée restrictives.

Il est en effet bien difficile de s’affranchir des déterminants culturels et intellectuels qui façonnent notre imaginaire depuis l’enfance, notamment à travers la culture populaire audiovisuelle, principale vectrice de représentations futuristes depuis la seconde moitié du XXe siècle. Heureusement (ou malheureusement, c’est selon), les usages savent eux s’affranchir de ce déterminisme. Comme le disait avec philosophie le sportif Yogi Berra : « Future ain’t what it used to be » (littéralement, « le futur n’est plus ce qu’il a été », merci Tiago) ; autrement dit, les usages d’aujourd’hui ne correspondent que trop peu à l’idée que l’on s’en faisait dans l’anticipation.

Qui aurait pu, par exemple, prédire l’exceptionnel essor du smartphone et des usages mobiles et ubiquitaires ? La figure du cyborg évoqué plus haut témoigne avec force de cette « panne d’imaginaire » qui aura frappé nombre de constructeurs de mobile, ceux-ci s’évertuant à concevoir des produits de plus en plus petits pour coller à la représentation de l’homme augmenté imaginé des décennies plus tôt (cf. le « bracelo-phone » et autres stéréotypes du genre). Les exemples sont légion, amenant à s’interroger sur la redondance de ces imaginaires. Prendre acte de cette « dépendance » est au contraire une invitation à réorienter les perspectives possibles de ce « chemin » de l’innovation, et ses imaginaires. Ou, en paraphrasant la philosophe Cynthia Fleury2, il s’agit de « dépasser le schème inopérant d’une histoire linéaire et, en même temps, [de] reconquérir (malgré tout) un horizon. »

 

Utopiser le quotidien

La philosophe prolonge sa réflexion sur les moyens de déborder la « linéarité » de l’histoire (par analogie avec le cas qui nous concerne, le tracé du « chemin ») :

« Je ne veux pas entrer dans le « double  bind » (la double contrainte) d’une projection prophétique qui serait soit autoréalisatrice de la catastrophe, soit naïvement utopique et donc euphémisante des tragédies à venir. Comment en sort-on ? En bâtissant un imaginaire et des stratégies de combat. »

L’utopie et son miroir, la dystopie, ont longtemps fait office de « stratégie de combat » en proposant une idéalité à atteindre (ou justement à éviter), favorisant les réorientations du chemin d’innovation. Malheureusement, les imaginaires intrinsèques de ces perspectives se paupérisent à mesure que la réalité les supplante. Faut-il pour autant jeter l’utopie avec l’eau du bain ? Ce serait à mon sens une erreur, tant les utopies/dystopies peuvent stimuler les itérations vertueuses.

L’une des perspectives possibles, proposée dans ma contribution à cet atelier-concept, invite à ouvrir plus largement les périmètres de l’utopie ; dit autrement, à « utopiser » les champs du quotidien encore peu ou pas exploités par l’idéalité utopique. En un mot, d’inviter les imaginaires futuristes dans le champ de l’ordinaire et du « banal ». Cette perspective exige de se débarrasser des représentations sensationnalistes et « exhibitionnistes »3 du futur. Pour reprendre des images évoquées plus haut, le cyborg et les bracelo-phones se confrontent ici à la banalité d’un smartphone à tout faire.

En termes de ville hybride, ces « utopies de l’ordinaire » s’invitent notamment dans la question des lieux urbains, et des valeurs subjectives qui s’y rattachent. En effet, la définition de la ville hybride prend naissance dans le croisement de « l’homme-cyborg » avec son environnement, en particulier à travers l’éditorialisation de l’espace géolocalisé. Ces informations, la plupart du temps insignifiantes (commentaires de ressentis sur un lieu, par exemple), participent ainsi à densifier « l’océan de données » qui modélise la ville hybride. De surcroît, ces commentaires peuvent permettre à d’autres acteurs de la ville de s’approprier l’espace environnant. Comme l’écrit Hubert Guillaud :

Le bavardage est certes un bruit de fond, disait déjà Paolo Virno [dans « Bavardage et curiosité »] : “insignifiant en soi, il offre néanmoins la trame d’où extraire des variantes significatives, des modulations insolites, des articulations imprévues. Le bavardage ne représente pas quelque chose, mais c’est précisément en cela qu’il peut tout produire.”

Accompagner la mutation de ce bavardage numérique permettrait donc de rapprocher les représentations du futur des usages réels ou émergents. Certes, l’idéalité ne mise pas ici sur un imaginaire sensationnaliste ou tout du moins attractif. La question se pose de leur séduction auprès du grand public et des innovateurs. Comment installer les « utopies de l’ordinaire » dans l’inconscient collectif et ainsi favoriser leur appropriation ? Dans la société de l’image et du spectacle qui est la nôtre, cette problématique se pose avec une insistance croissante. De mon point de vue, l’une des voies les plus intéressantes consiste à susciter l’étonnement en associant l’insignifiant (l’ordinaire) et l’exceptionnel (le surprenant), non pas en termes de codes visuels exubérants mais plutôt de sujets traités.

Il en va ainsi, entre beaucoup d’autres, du sexe et de la mort, sujet porteurs d’un fort caractère subversif ou tout au moins « perturbant ». Ces sujets permettent ainsi d’introduire la ville hybride sous un angle percutant en interpellant le public, voire en le confrontant avec une certaine violence4 à la question des différents usages de l’espace public. Comment la conjugaison du numérique et sexualité urbaine peut-elle favoriser de nouvelles occupations de la ville hybride ? Comment la permanence des morts à travers les datas peut-elle donner lieu à de nouvelles connections entre les citadins ? J’ai eu l’occasion de préciser cette réflexion lors d’un séminaire étudiant sur les imaginaires de la ville hybride, dont on peut lire la contribution ici. Ces champs d’action ne sont évidemment pas les seuls, et l’objectif de cette conclusion sera donc d’inviter les lecteurs à proposer leurs propres horizons et « stratégies de combat »

Merci à Edouard Fouquier pour sa contribution active à cette présentation, à Audrey et Antoine pour leur soutien, et à la Chaire pour cette stimulante journée. Note : la Chaire possédant les droits sur ce texte, celui-ci n’est exceptionnellement pas republiable. Afin d’être complet, vous trouverez ci-dessous les diapositives que j’avais présentées ce matin, et qui reprennent en gros le fil de la tribune. A vos réactions !]


  1. cf. « Les ailes de la ville », Bruno Marzloff, in Urbanisme n°376 – Janvier-Février 2011 []
  2. « La politique préfère la séduction à la vérité », entretien pour Nouvelles Clés n°69, février – mars 2011 []
  3. Selon la formule d’Henri Desbois sur France Culture : « Il y a vraiment une esthétique de science-fiction assez nette, avec une espèce d’exhibition des attributs technologiques de l’immeuble. », à propos de l’architecture du siège du gouvernement métropolitain de Tokyo. []
  4. La nature « violente » de l’étymologie du mot « hybride » aura d’ailleurs été plusieurs discutée lors de l’atelier-concept. []

3 commentaires

  • Sans vouloir faire le suceur, je dirais qu’il faut chercher des utopies moins exhibitionnistes non seulement parce que ça n’a pas été exploré pour l’instant mais aussi et en fait surtout -pour moi- parce que c’est tout ce que la science peut apporter, depuis un bon moment maintenant. (Je pars de l’idée que les utopies se nourrissent dans une certaine mesure des avancées réelles de la science).
    Exemple : la supraconductivité a été découverte en 1911, le premier monorail pensé en 1934 et la première théorie crédible formulée en 1950. On arrête les programmes spatiaux..
    Les découvertes scientifiques d’aujourd’hui sont plus subtiles, plus discrètes…(nano, software, hardware, systèmes intelligents -en tant qu’organisation-, matériaux : ça ne fait pas rêver comme la bobine Tesla et l’idée de capter l’énergie de la foudre) et aussi plus difficiles à comprendre, ou à rêver. Pas étonnant que les auteurs de Sc-Fi aient du mal à suivre.
    Pour tripper sur les découvertes scientifiques récentes, il faut un M2 de physique… ou un doctorat.

    Et pour aller plus loin, même si ça parait évident : les 30 glorieuses l’avaient bonne pour les utopies : quand tout va bien, on a le temps (et l’argent) de rêver. Aujourd’hui, ce n’est plus pareil : rêver, c’est cher.

  • bouh ! c’est pas bien de copier

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