29 octobre 2012
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L'observatoireArticles

[Rebond] Géolocalisation, du flirt urbain au baise-en-ville (Minorités)

Le 29 octobre 2012 - Par qui vous parle de , , dans

La ville contemporaine se doit d’être une ville sensuelle, dit-on. Mais de quelle sensualité parle-t-on exactement ? Loin des images aseptisées que nous servent les images d’Épinal du marketing territorial, la ville contemporaine est un club de rencontre à l’échelle humaine, ou pour le dire plus clairement : un gigantesque baisodrome pour plans culs spontanés.

« La géographie, ça sert d’abord à faire l’amour », écrivions-nous il y a quelques temps. Il en va de même pour son pendant numérique : la géolocalisation, ça sert d’abord à baiser un.e jeune amant.e rencontré.e quelques minutes plus tôt sur une application dédiée, après quelques minutes de tractations pour organiser le quickie dans les toilettes du bar le plus proche. Et trouver le chemin dudit bar sur une autre application dédiée, accessoirement.

Comme l’expliquait Nicolas Nova en faisant le parallèle entre les graffitis sexuels, laissés depuis toujours dans les toilettes publics, et les services de baise géolocalisée – qui en sont une évolution naturelle :

En premier lieu, ce qui frappe [quand on passe du graffiti à une application], c’est la possibilité de ne plus limiter les signaux de rencontre à l’espace des toilettes. Des petites annonces au Minitel en passant par les messages géolocalisés, la technologie permet d’accéder à la porte des chiottes depuis tout lieu couvert par le réseau. Ce qui ne veut pas dire que les toilettes en question ne seront plus couvertes de graffiti ou oubliées comme lieu d’ébat. Et ce n’est seulement le rapport à l’espace qui change, c’est aussi la temporalité puisque le service est utilisable à tout moment.

[…] Enfin, et c’est un cas classique pour ceux qui s’intéressent à l’innovation technologique, le sexe est un des contextes majeurs de ré-appropriation ou de détournement de technologies existantes. Par sa possibilité de discrétion, d’optimisation de la mise en relation et sa capacité à fluidifier la circulation d’information, le numérique recèle des opportunités de taille… rapidement comprises par des early adopters qui savent ainsi proposer des usages innovants à la hauteur de leur besoins antérieurs.

Parmi les early adopters en question, les mecs homosexuels. Comme l’écrit finement Didier Lestrade en introduction du numéro 144 de la revue Minorités, justement consacrée au sujet :

Les gays sont à la pointe, toujours. Des bonnes choses comme la House ou le retour des moustaches, et des moins bonnes comme les IST, le célibat sériel ou le retour du mauvais goût. Comme les autres minorités, les gays sont les premiers touchés quand ça ne va pas, ce sont les canaris dans la mine. Cette revue se focalise sur un joujou technologique qui est en train de remettre à plat notre façon de nous rencontrer et nous socialiser: la géolocalisation. Et on n’en est qu’aux débuts.

C’est ce point de vue iconoclaste qui nous a poussé à reproduire ici quelques extraits des textes publiés par Minorités. Car on ne vit pas la géolocalisation de la même façon selon qu’on soit homo ou hétéro, pour d’évidentes raisons d’ostracisme (de même pour les questions de genre, mais c’est une autre histoire).

En ce sens, le regard porté par les gays eux-mêmes sur ces nouveaux processus de socialisation est particulièrement intéressant, en ce qu’il raconte d’une évolution naturelle de la ville – dont l’usage de ces applications n’est que la partie émergée. On lira par exemple avec attention l’interview de Joel Simkhai, fondateur de Grindr, l’application de rencontre la plus connue :

Les sites [de rencontre sur Internet], ce n’est pas la vraie vie. Tu es seul chez toi, assis devant un écran d’ordinateur, tu trouves ça drôle ? Grindr ça tient dans la poche, tu peux l’utiliser en marchant, au restaurant, à la salle de sport, quand tu pars à l’étranger, dans le bus, quand tu fais la queue dans un magasin, quand tu vas à un concert… Grindr t’accompagne dans ta vie de tous les jours et c’est ce qui fait la grosse différence. Pour en revenir aux sites de rencontre sur Internet, je pense qu’ils ne résolvent que 30% de la demande de base des consommateurs, à savoir rencontrer un autre mec. Avec Grindr, ce ratio est largement augmenté.

Surtout, la grande différence avec les rencontres via Internet ou Minitel repose sur le rôle essentiel de la ville, en tant qu’infrastructure de baise, qu’implique de facto la nature « mobile » de l’application :

Le problème avec les sites Internet de rencontre, c’est que les gens restaient enfermés chez eux, collés devant l’écran de leur ordinateur. C’est pas très bon pour le commerce, cette attitude. Avec Grindr, les gays retournent dans les lieux de socialisation, on voit plein de mecs qui utilisent Grindr dans les bars et justement nos plus grands annonceurs sont les bars. Et je ne pense pas qu’ils nous donnent de l’argent parce qu’ils nous aiment, mais plutôt parce qu’on leur ramène des clients. C’est la grande révolution de Grindr par rapport aux sites de rencontre classiques : we’re back in society !

Ce lien au territoire physique a des répercussions spécifiques dès lors qu’on sort de la communauté gay (avec, par exemple, le risque de voir Grindr utilisé pour « casser du pédé », à l’écart des lieux de sociabilité), et que l’on aborde donc la question des femmes et des hétérosexuel.le.s. On notera la démarche intéressante proposée par Blendr, application développée par Grindr avec une fonctionnalité supplémentaire, et dont l’échec est révélateur du manque d’infrastructures propices au baise-en-ville pour les non-gays :

La principale différence [avec Grindr] est la possibilité de cacher sa localisation. C’est un des feedbacks qui revient le plus quand on demande aux utilisatrices leur avis sur l’application. Les gays, parce que ce sont des hommes certainement, sont moins sensibles à ce problème.

Une fonctionnalité qui n’est pas sans rappeler le « Fog of War » imaginé par Julian Bleecker, et qui soulève d’importantes questions quant à la sécurisation des espaces publics dans la ville sensuelle et lubrique (sur le sujet : Masturbanité : un autre regard sur la ville où t’habites). Il apparaît alors nécessaire de penser dès aujourd’hui les contours d’un « urbanisme émotionnel » qui assumerait enfin ses velléités sexuelles, à destination de tous et toutes.

En vérité, le numérique urbain ne vient que maximiser le potentiel d’actions pré-existantes, avec ses vertus (la ville est LE lieu de rencontres amoureuses, par définition) et ses vices (la ville est LE lieu du pouvoir masculin hétérosexuel, et les femmes et les homosexuel.le.s y sont par définition marginalisé.e.s). Pour paraphraser Laurent Chambon, en conclusion de son fascinant bestiaires d’usagers :

Bref, contrairement à ce qu’on lit dans le Monde, les apps géolocalisée ce n’est pas la fin de la sociabilité, c’est un renouveau, avec les mêmes qualités et les défauts que tout ce que fait l’humanité.

Tout est dit.

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