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Uchronies toponymiques : ma ville a un nom de parc d’attraction

Le 4 mai 2015 - Par qui vous parle de , , , dans , , parmi lesquels , ,

Avant-propos : On reçoit aujourd’hui une nouvelle plume, celle de Monsieur Louis Moulin, journaliste au Parisien. Lorsqu’il n’essaime pas les éditions locales d’Île-de-France, notre invité parcourt et inspecte les recoins (réels ou imaginaires) de sa banlieue qu’il aime tant. Le 9.4 Val-de-Marne – et les autres – font ainsi partie de ses plus riches entichements. Il a même participé à la confection du bébé Megalopolis, « trimestriel de reportages, d’enquêtes et d’entretiens sur le très Grand Paris », cofondé en 2010. A côté du périph, Louis prend plaisir à se plonger dans une bonne BD ou un livre d’Histoire… lorsqu’il ne soutient pas le mythique Red Star Saint-Ouen !

Par dessus tout, c’est évidemment la ville « dans ses pulsations réelles comme dans ses représentations imaginaires » (dixit notre écrivain du jour) qu’il affectionne. Et au beau milieu de tout ça, son obsession la plus cool est peut-être celle qui nous intéresse aujourd’hui : les toponymes. Après la lecture du bel exercice géographo-littéraire qui suit, n’hésitez pas à consulter (voir même à y contribuer) son tumblr « banlieue rouge« , où noms de villes et autres sobriquets de ruelles sont rois !

Si vous traînez souvent par ici, vous savez déjà que la ville est un jeu. Le concept de ville-ludique y a été défini de longue date et les exemples de ludification urbaine y sont légion. Parfois, c’est l’inverse, le loisir préexiste à la ville. Au point même qu’il va s’inscrire dans ce qu’elle a de plus intime : son nom. La pratique de la chasse aurait par exemple donné leur toponyme en “Garenne” à plusieurs villes de la presqu’île nord des Hauts-de-Seine (Clichy-la-Garenne, Villeneuve-la-Garenne ou la Garenne-Colombes). Il y a deux autres exemples encore plus savoureux (et méconnus) en banlieue sud de Paris : l’origine des noms du Kremlin-Bicêtre et de Malakoff.

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Avant de se voir adjoindre ce drôle de préfixe russe, la ville où réside votre conteur (qu’on appelle localement “le KB”) s’appelait simplement “Bicêtre”. Un nom qui vient lui aussi de contrées étrangères puisqu’il est issu d’une déformation de… “Winchester”. Il faut remonter à la fin du XIIIe siècle pour comprendre : à cette époque, Jean de Pontoise, ambassadeur du roi d’Angleterre à la cour de France et évêque de Winchester, acquiert un domaine au sud de Paris et y fait construire un château, qu’il nomme le “petit Winchester”. Le nom reste mais, déformé par la prononciation française, devient Vincestre, puis Bincestre, Bicestre, Bicêtre.

KB

Bicêtre, hospice and love

En l’occurrence, c’est bel et bien l’origine de “Kremlin” qui nous intéresse ici. Son adjonction est plus récente et nous ramène aux guerres napoléoniennes. L’hôpital de Bicêtre vit en effet défiler les blessés de la Grande Armée, et notamment ceux de la campagne de Russie de 1812. A leur sortie de convalescence, nombre d’entre-eux s’établirent dans des baraques aux alentours, au point qu’un petit village commença à se développer. Un de ces vétérans y fonda un cabaret, nommé “Au sergent du Kremlin” en souvenir des combats de la Moskova. Le lieu devint si populaire que l’on prit l’habitude de dire qu’on allait “au Kremlin” pour désigner la petite agglomération autour de Bicêtre. Le toponyme “Kremlin” apparut dès 1832 sur les cartes d’état-major et fut complètement officialisé en 1896 quand la commune du Kremlin-Bicêtre fut créée d’une séparation d’avec la commune limitrophe de Gentilly. Un troquet avait donc réussi à donner son nom à une ville.

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Autre exemple à consonance slave : la ville de Malakoff, à quelques kilomètres du Kremlin-Bicêtre. Ce toponyme tient lui aussi son origine d’une campagne militaire en Russie, mais il s’agit cette fois de la guerre de Crimée (1853-1856). Ce conflit du Second Empire donna de nombreux noms de lieux au Paris haussmannien. La tour “Malakhov”, francisé en Malakoff, était l’ouvrage de défense le plus impressionnant de la ville de Sébastopol, dont l’armée française fit le siège pendant de longs mois avec ses alliés britanniques, ottomans et piémontais. Sa prise, le 8 septembre 1855, fut un exploit abondamment célébré par le régime de Napoléon III. On en garde le “J’y suis, j’y reste” de Mac Mahon, de nombreuses rues de Malakoff en France et, donc, la ville du même nom.

Pourquoi donner à un bout de la banlieue de Paris le nom de Malakoff ? C’est là que l’histoire devient marrante. Peu après la guerre de Crimée, un entrepreneur du nom d’Alexandre Chauvelot initie à Vanves un lotissement baptisé “la Nouvelle Californie”. Et pour rendre l’endroit plus attractif, il décide de créer…  un parc à thème sur le conflit criméen. On y trouve des reconstitutions de batailles,  un restaurant, des théâtres ou encore le très couru bal de la Butte-aux-Belles. Mais l’attraction phare c’est une reconstitution en plâtras de la célèbre tour Malakoff. Au point que les habitants de la Nouvelle Californie prirent l’habitude de dire qu’ils “habitaient Malakoff”. Le monument ne survivra pas à la guerre de 1870 mais sa mémoire finira par donner son appellation, en 1883, à la nouvelle commune issue d’une sécession d’avec Vanves. Les Malakoffiots vivent dans une ville au nom de parc d’attraction !

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Theme park

A partir de ces deux exemples, on peut imaginer d’autres noms de communes assez amusants qui auraient pu dériver de lieux de loisirs. Voici quelques uchronies toponymiques pas si improbables que ça, situées en région parisienne avec un bonus-track américain…

Metropolis

On rêve tous d’habiter une ville qui s’appellerait Metropolis. Parce que Fritz Lang, parce que Superman, parce que Tezuka. Hé bien ça aurait pu être possible du côté de Rungis, dans le Val-de-Marne. Aujourd’hui, le nom de cette bourgade fait immanquablement penser au Marché d’intérêt national (MIN), avec sa bouillonnante activité nocturne, ses pavillons aux airs de garde-manger et ses défilés de politiques à chaque campagne présidentielle. Le genre d’endroit où on peut manger une entrecôte à 8 heures du matin.

Rembobinons la cassette. En 1969, les Halles de Paris ne déménagent pas, les pavillons de Baltard ne sont pas démolis et aujourd’hui, c’est un marché couvert très couru au coeur de Paris, entre produits frais et cantines bios, façon Borough Market à Londres. Plutôt que de créer le mastodonte de Rungis, des marchés de circuits courts se développent un peu partout. Pourtant, le bled val-de-marnais va quand même sortir de l’anonymat.

Comment? Grace au Metropolis et à la tecktonik. La boîte de nuit, créé en 1984, est la plus grande d’Île-de-France. C’est aussi elle qui fut, dans les années 2000, la capitale française de la danse déstructurée, du jean slim et du gel dans les cheveux. Imaginons que la tecktonik ne soit pas passée de mode, qu’elle ait essaimé au-delà des moins de 25 ans et que, du coup, la boîte ne l’ait pas foutue dehors. Le Metropolis serait, en cette année 2015, un phare de la night francilienne et même une Mecque française pour des millions d’adeptes de la tecktonik. Au point que plus personne ne dirait qu’il va ou qu’il vit “à Rungis” mais “au Metropolis”. En 2019, la commune est officiellement rebaptisée.

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Bordel, quand on rentre sur la piste

Gargant

Courdimanche, dans le Val-d’Oise, est une commune qui aurait pu connaître un destin à la Malakoff. A savoir : comment un monument de carton-pâte aurait pu donner son nom à la ville. Je vais vous parler d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, quand un parc d’attraction du nom de Mirapolis s’élevait en bordure d’autoroute A 15. Ouvert en 1987 et parrainé par Carlos (le chanteur, pas le terroriste), Mirapolis proposait des attractions diverses autour des romans, contes et légendes français. Son monument-signal : un Gargantua de 35 mètres de haut en pleine ripaille. Le genre de truc qu’on voit à des kilomètres à la ronde et qui structure le paysage.

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 A la bien

Mirapolis n’a pas vécu longtemps : dès 1992, le parc (qui n’a jamais trouvé sa rentabilité) est abandonné et en 1995, la statue de Gargantua est dynamitée. Mais admettons que, dans un monde parallèle, Mirapolis ait été plus florissant : le géant dominerait toujours la plaine du Vexin et on se serait mis à dire qu’on habite “au Gargantua”, comme les Malakoffiots habitent “à Malakoff”. Par troncation, le nom du géant se serait transformé en “Gargant” et aurait fini par donner son toponyme à la commune de Courdimanche. Rien à voir avec la belle histoire du nom de la ville de Livry-Gargan.

Celesteville

Si Mirapolis a coulé, c’est entre autres parce qu’il a subi la concurrence de plein fouet de deux autres parcs : le parc Astérix et Eurodisneyland (aujourd’hui Disneyland Paris). Ce dernier est établi sur le territoire de la commune de Chessy, en Seine-et-Marne, dont le nom ne parle à pas grand monde tant le vocable “Disney” s’est imposé. Il aurait pu en être tout autrement, si Mickey Mouse avait été supplanté… par le roi Babar.

L’idée n’a rien de saugrenu, car c’est bien à Chessy qu’est né Babar, au début des années 1930, sous le trait de Jean de Brunhoff. Aujourd’hui encore, cet héritage est célébré dans la commune : on trouve une place Jean-de-Brunhoff face à l’ancienne villa familiale, le centre de loisirs local s’appelle l’Ile-aux-Oiseaux et une statue de Cornélius a été installée face au groupe scolaire du même nom. Bien peu de choses à l’ombre du château de la Belle au bois dormant et de Space Mountain qui dominent le paysage.

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Concours érectile à Chessy

Imaginons que Mickey n’ait pas connu le succès et, qu’à l’inverse, la diversification des produits dérivés Babar ait été encore plus grande que ce qu’elle a été. Au point de créer un parc à thème sur le roi des Eléphants. Son nom serait évidemment Célesteville, en hommage à la capitale du royaume de Babar. On y retrouverait moult attractions nautiques, la maison de Babar et de Céleste, celle de la Vieille Dame, le palais du travail (ce serait un parc ouvriériste) et, bien sûr, le palais des fêtes. En clou du spectacle, il y aurait – comme à Disneyland – des parades costumées avec des dizaines de figurants pourvus de trompes en tissu.

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Grande parade au parc Célesteville

Le parc fait des millions d’entrées, son nom s’impose par rapport à celui de Chessy et la commune finit par être rebaptisée Célesteville… par pur souci de marketing territorial.

LunaPark

Passons de l’autre côté de l’Atlantique, plus précisement à Brooklyn à la fin du XIXème siècle. Avec quelque 840 000 habitants en 1890, il s’agit alors de la troisième ville la plus peuplée des Etats-Unis après New York et Philadelphie. En 1894, les habitants de Brooklyn votent un rattachement à New York qui prendra effet quatre ans plus tard. Mais le scrutin est extrêmement serré : 64 744 voix pour l’unification des deux villes, 64 467 voix contre. Une marge épaisse comme du papier à cigarette qui permet d’envisager un basculement de l’histoire…

Admettons donc que les habitants de Brooklyn aient refusé le Greater New York. Au seuil du XXème siècle, la ville voit quand même pousser deux parcs d’attraction, le Steeplechase Park (à partir de 1897) et le Luna Park (à partir de 1903) sur ce qui est encore une île au sud de son territoire, la fameuse Coney Island. Le plus récent des deux parcs devient vite le plus prestigieux, grâce notamment à son utilisation débridée de la Fée Electricité. On peut envisager alors que le Luna Park finisse par absorber le Steeplechase Park pour former un immense lieu de loisirs. Avec, évidemment, un village de baraques alimentaires.

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Luna Park, une sorte de Disneyland hipster

Arrangeons nous encore une fois avec l’Histoire : non seulement Coney Island Creek – la rivière qui séparait le quartier du reste de Brooklyn – n’est pas comblée, mais le projet de l’élargir pour laisser passer des bateaux est mené à bien. Coney Island est désormais un véritable îlot, distant de plusieurs centaines de mètres du continent. Sentiment d’insularité aidant, elle se voit de moins en moins comme une partie de Brooklyn et s’imagine indépendante. Entre-temps, plus personne ne parle de Coney Island mais de Luna Park. Vous connaissez la suite…

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