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De Basil à Ratatouille : rats des villes, rats méchants ?

Alors que la chasse aux rongeurs reprend de plus belle à Paris, tentative de réhabilitation des muridés urbains à partir de leur meilleure carte de visite pop-culturelle : trois films d’animation particulièrement réussis.

Le 6 février 2018 - Par qui vous parle de , , , dans , , , parmi lesquels , , , , , , , , , , ,

Elle revient sans cesse, aussi sûrement que la nuit remplace le jour ou que l’automne chasse l’été : la peur du rat s’est de nouveau emparée de Paris. Après que plusieurs articles de presse1 se sont émus de la présence trop visible du rongeur dans la capitale, la mairie de Paris a lancé, il y a quelques mois, un grand plan de dératisation. Un budget spécifique d’1,5 M€, des parcs fermés à tour de rôle pour des opérations coups de poing et même le financement d’un programme de recherche pour tenter de trouver de nouveaux raticides, les rats franciliens ayant tendance à développer des résistances aux poisons actuellement en usage.

Les grands moyens, donc, pour la dernière bataille en date de l’interminable guerre aux rongeurs parisiens. Un conflit dont on peut être sûr qu’il n’aura pas d’issue : l’éradication des rats réclamée par certains élus est une chimère. Ne serait-ce qu’évaluer précisément le nombre de rongeurs qu’abrite la capitale est une gageure. Si le nombre d’un rat par habitant est régulièrement avancé, il ne repose sur aucune base scientifique solide et relève largement de la légende. Comme, finalement, à peu près tout ce qui a trait au rat des villes, figure mythologique par excellence.

C’est pour tenter de comprendre pourquoi on en voulait autant aux muridés urbains que j’ai voulu explorer trois avatars spécifiques de cette mythologie du rat des villes. Trois films d’animation hautement recommandables : “Basil, détective privé”, “Fievel et le nouveau monde” et “Ratatouille”. Les deux premiers sont sortis à quelques mois d’écart la même année bénie de 19862. “Ratatouille”, lui, est sorti deux décennies plus tard, en 2007.

Pas le même maillot, mais la même passion

Souris, vous êtes filmées

Avant d’entamer notre exploration, le résumé de chaque film en une poignée de phrases. “Basil, détective privé” est une adaptation Disney de Sherlock Holmes. L’action se déroule à Londres en 1897 et met aux prises Basil, équivalent souricier du célèbre détective, avec Ratigan, alter-ego ratier de son plus fameux adversaire, le professeur Moriarty. Il s’agit d’aider une petite fille, Olivia, à retrouver son père enlevé par l’affreux Ratigan et, au passage, de déjouer un complot visant à remplacer la reine des souris par un robot.

“Fievel et le nouveau monde” est aussi une histoire de quête familiale : celle du héros éponyme qui a perdu la trace de sa famille dans leur traversée en bateau vers New York en 1885. Au-delà de cette recherche, le film, produit par Spielberg, raconte plus généralement l’histoire de ces millions de migrants de la fin du XIXe siècle qui ont fait les Etats-Unis. Et plus particulièrement celle de l’immigration juive, puisque la famille de Fievel fête Hanoucca et fuit les pogroms en Russie.

Enfin, “Ratatouille” raconte la rencontre entre Rémy, un rat fasciné par les humains et passionné de cuisine, et Linguini, un jeune homme sans talent culinaire qui se retrouve embauché derrière les fourneaux d’un restaurant étoilé parisien. Les deux vont apprendre à faire équipe pour atteindre les sommets de la gastronomie française dans ce film produit des studios Pixar.

« Mi-gorille, mi-lion, 100% rat des villes »

On remarquera que les deux films de 1986 ont pour héros non des rats mais… des souris. Probablement parce que, dans l’imaginaire collectif, la souris c’est mignon et gentil, le rat c’est moche et méchant. Toutefois, comme le relève assez justement la page Wikipedia consacrée aux souris et rats de fiction,“les mots rat, souris, mulot, etc. étant des dénominations ambigües et donc souvent confondues entre elles en français, il est rarement facile de déterminer des correspondances avec des espèces zoologiques exactes.” Il en va de même pour les héros de nos films. Si Basil et Fievel sont appelés “souris”, ce sont plus probablement des surmulots, des rats bruns. Aucune ambiguïté pour Rémy, en revanche, qui est un rat tout ce qu’il y a de plus assumé.

Urbains, trop urbains

Si ces trois films nous intéressent particulièrement, c’est qu’ils n’ont pas tant pour objet les rats que les rats en ville. Et nous permettent d’appréhender l’espace a priori familier de trois métropoles mondiales, Londres, New York et Paris3, à travers un regard d’exception qui, en l’occurrence, furète à environ 5 cm du sol. Avec autant d’enseignements à en tirer sur la ville.

Mode de vie… Béton style

Le premier d’entre-eux nous est livré à la fois par “Fievel” et “Ratatouille”, dont les héros respectifs ont pour point commun d’être des néo-urbains. Avant de devenir rats des villes, Rémy et Fievel sont des rats des champs. Le jeune Mousekiewitz n’a en effet connu que l’âpre ruralité de son village russe avant d’arriver à New York. Quant à Rémy, il vit originellement avec sa famille dans le grenier d’une maison perdue dans la campagne française. Le parallèle ne s’arrête pas là : pour ces deux rongeurs, la confrontation première avec la ville va coïncider avec la séparation d’avec les leurs. Des parcours qui rappellent que les villes ne naissent et ne grossissent pas ex-nihilo mais se nourrissent de l’arrivée de populations rurales4. Et qu’elles constituent pour elles un environnement nouveau et complexe à apprivoiser. Bref, qu’on ne naît pas urbain mais qu’on le devient. Ce n’est pas votre cousin débarqué de province il y a quelques mois et qui se perd encore dans le métro qui dira le contraire…

Une fois arrivés en ville, nos rats vont donc devoir s’approprier l’espace. Et c’est une toute autre urbanité que celle des humains qui nous est donnée à voir dans les trois films. De gouttières en conduits d’aérations, de bouches d’égouts en caniveaux, on passe son temps dans les coulisses peu reluisantes de la ville. Le royaume des rats, c’est précisément ce revers de la médaille urbaine, fait de commodités peu engageantes mais nécessaires à l’expansion des cités. Ce sont les égouts de “Fievel”, ce sont les arrières-cuisines de “Ratatouille”, ce sont les rouages cachés derrière le prestigieux cadran de l’horloge de Big Ben de “Basil”. Cette “géographie de l’envers” propre au rat des villes est, on le verra, tout sauf neutre quant au préjugés que l’on accole aux rongeurs.

Elle recèle aussi de formidable potentialités. La plus évidente, et qui apparaît là encore dans chacun des films, réside dans le déplacement des rongeurs. Aidés par leur petite taille, les rats sont capables de se faufiler partout et sont présentés comme des champions de la mobilité urbaine. Dans “Basil”, les conduites d’égout ou d’aération semblent autant de lignes de transport pour les souris qui dessinent un réseau insoupçonné des humains. Même topo dans “Ratatouille”, où l’on suit Rémy de coursives en tuyaux : il se faufile partout, court, nage et grimpe jusque sur les toits ! Cette capacité de déplacement propre aux rongeurs n’est d’ailleurs pas mise en valeur que dans ces films d’animation : je songe notamment à l’excellent jeu vidéo d’infiltration urbaine “Dishonored”, où l’une des astuces consiste à se métamorphoser en rat pour se couler à travers bouches d’aérations et autres trous de souris5.

Passe-murailles

Enfin, ni “Fievel” ni “Basil” n’oublient que la ville est avant tout l’émanation d’une société hiérarchisée.

Dans un passionnant article paru il y a quelques jours dans Le Monde, Pierre Barthélémy rappelle ainsi que les premières cités furent le “résultat d’un long travail de fermentation… des germes de l’inégalité entre humains. […] La ville comme lieu où s’expriment de manière privilégiée l’inégalité sociale et la domination de la plèbe par quelques-uns ? Le phénomène, historiquement, a un caractère universel troublant.”

Et dans la ville parallèle de nos souris de dessins animés, on retrouve différentes classes sociales et leurs quartiers plus ou moins favorisés.

Dans “Basil”, cette ségrégation socialo-spatiale propre aux villes s’exprime pleinement dans la séquence où le détective et son acolyte Dawson s’infiltrent dans un cabaret des bas-fonds. Pour les besoins de l’enquête, les deux rats se déguisent : “Ici, nous sommes deux apaches”, précise Basil. Au-delà des accoutrements différents, ce sont aussi leurs voix et leur langage que nos deux souris s’efforcent de travestir, pour faire oublier dans ce lieu populaire qu’elles sont, elles, issues de la classe bourgeoise. Et voilà en une scène de dessin animé résumée toute la problématique des différences culturelles entre les classes sociales et les territoires qu’elles occupent6.

C’est beau une ville la nuit

Coïncidence : le parler comme révélateur social est aussi présent dans “Fievel”. Alors que les souris tentent de s’organiser contre les chats, voilà que débarque “la souris la plus riche et la plus influente de New York” dans un bar populaire où se tient une veillée funèbre irlandaise. “Je me demande bien pourquoi elle vient s’encanailler ici”,  lance un compagnon de Fievel en aparté. Cette grande bourgeoise philanthrope, calquée sur le modèle des Rockefeller, est venue chercher une union des classes sociales pour lutter contre un fléau commun. “Ces chats sont en train de massacrer tout le monde, il ne font même pas la différence entre les riches et les pauvres”, appuie-t-elle. Avant d’annoncer la tenue d’un “meeting”, mot prononcé avec un accent aristocratique tel qu’il faudra le lui faire répéter deux fois pour que son auditoire comprenne de quoi elle parle. Différents parlers et différents quartiers – le meeting sera convoqué dans le parc d’un quartier bourgeois – pour différentes classes : voilà la ville dévoilée.

Des souris et des Untermenschen

Mais revenons à notre question initiale : pourquoi une telle détestation du rat des villes ? Pourquoi un tel acharnement à vouloir le faire disparaître ? Là encore, à leur manière, les films d’animation apportent des réponses. Plus particulièrement “Fievel” et “Ratatouille”, tous deux traversés par la thématique de la minorité asservie et de la résistance à l’oppression. Et qui n’hésitent pas à dresser de troublants (mais pertinents) parallèles historiques.

Le plus explicite des deux, on l’a vu, c’est “Fievel”, dont le héros éponyme est un immigré juif fuyant les pogroms en Russie, qui va découvrir que l’oppression peut se perpétuer aux Etats-Unis. A peine avoir posé la patte sur le sol américain, Fievel est en effet amadoué par Boniface de rat, un des nombreux margoulins qui guettent les migrants à peine débarqués pour… les réduire en esclavage7. Fievel va découvrir qu’il est illusoire de croire qu’ “en Amérique il y a pas de chats” ou que “les rues sont pavées de fromage” : il va faire l’expérience de l’immigré, de la minorité, de l’opprimé. Et lutter !

“Ratatouille” reprend aussi cette figure du rongeur comme métaphore de l’opprimé. Dès le début du film, Rémy prévient : “Je suis un rat. Autrement dit, la vie est dure”. Et bien vite, on va comprendre de quoi il parle : surpris par une grand-mère dans sa cuisine, il échappe à plusieurs coups de fusils. Le motif du piège mortel pour les rats est récurrent dans le film : outre les coups de feu, on y retrouve la mort aux rats, la tapette à souris, la souricière, l’inondation… Mais le film va encore plus loin quand le père de Rémy l’emmène voir le fameux magasin de la famille Aurouze, à Châtelet, pour essayer de lui ouvrir les yeux sur le danger séculaire que représenterait l’homme pour les rats. En vitrine : des dizaines de cadavres de rongeurs suspendus. Là, on est carrément dans la métaphore de la Shoah8. “Le monde dans lequel nous vivons appartient à l’ennemi, nous sommes condamnés à la clandestinité”, conclut, sentencieux, le père de Rémy.

La mort est mon métier

Cette mise en perspective du génocide des Juifs et de la condition de rongeur urbain pourrait déranger, si elle n’avait pas de fondements historiques. Dans son livre “Dans les murs”, très plaisant puits d’érudition sur les rats parisiens, la journaliste Zyneb Dryef rappelle que musophobie9 et antisémitisme ont convolé de manière fort nauséabonde en 1920 à Paris. Cette année-là, la capitale est confrontée à une épidémie de peste. On comprendra après coup que ce mal disparu a été ressuscité par les rats d’un bateau venu des Indes et ayant remonté la Seine du Havre jusqu’à Levallois. Mais pour l’extrême-droite de l’époque, les rongeurs ne sont pas les seuls responsables : il faut aussi en accabler les étrangers et plus particulièrement les Juifs d’Europe de l’Est. “En dépit de l’affirmation officieuse obligatoirement optimiste de quelques experts, nous pensons avec d’autres savants que si, en l’occurrence, les rats sont coupables, les rastas ne sont pas innocents” écrit par exemple le futur collaborationniste José Germain dans Le Matin. Ou Charles Maurras de craindre dans L’Action Française que “l’effroyable vermine des Juifs d’Orient apporte les poux, la peste, le typhus, en attendant la Révolution”. L’analogie entre le rat et le Juif fera tristement école et sera abondamment utilisée par les nazis.

Projet X 

Le rat comme figure de la minorité rejetée, donc. Vous pensez aux migrants et aux Roms évacués à intervalle réguliers de Paris ? Moi aussi. Et les créateurs de “Ratatouille”, peut-être bien également. Il y a en tous cas cette scène où Linguini, après avoir recueilli Rémy chez lui, se réveille de bon matin et retrouve son frigo vide. Et le voilà lancé dans une éloquente diatribe : “Quel idiot, j’étais sûr qu’il me ferait ce coup là, j’invite un rat chez moi et je lui dis de faire comme chez lui. Les oeufs ont disparu. Imbécile; Il a tout volé et il a disparu, mais qu’est ce que tu espérais, comme si on pouvait faire confiance à un rat…”  Remplacez “rat” par la minorité de votre choix et l’analogie fonctionne. Allons encore plus loin, au risque de la sur-interprétation : dans la scène qui précède, Linguini s’apprêtait à se débarrasser de Rémy… en le jetant à la Seine. Les scénaristes américains de “Ratatouille” n’ont peut-être pas perçu les échos historiques que pouvaient avoir la séquence. Mais pour le spectateur français, dur de ne pas penser aux événements du 17 octobre 1961 et à l’infâme terme “ratonnade” qui leur est associé…

La paix des b-rats-ves

Comme dans le monde des choses et des êtres, le rat symbolise l’opprimé, il en va de même dans le monde des idées. Ainsi, en philosophie et en psychanalyse le rat est un symbole puissant du refoulé, du subconscient – c’est là qu’on retrouve notre « géographie de l’envers ». Je n’entre pas dans les détails, mais l’agrégée de philo Katia Kanban en livre une analyse passionnante qui convoque Nietzsche, Freud et Dostoïevski. Je me demanderai simplement, en conclusion de ce trop long article, si cette interprétation n’est pas pertinente pour comprendre le sort que nous réservons aux rats des villes.

En tentant d’éradiquer les rongeurs, n’est-ce pas le refoulé de la ville que nous refusons d’affronter ? Ne s’agit-il pas ici moins d’hygiène que de combattre ce qui nous fait peur ? Il me semble que la guerre menée aux rats a moins pour but de rendre nos rues plus propres ou plus sûres que d’éviter à nos chastes regards de croiser ce qu’on ne voudrait pas voir : nos doubles des bas-fonds, par ailleurs bien utiles en matière de réduction des déchets, qui viennent nous rappeler la face cachée des villes, les arrières-cours un peu craspouilles de la vie urbaine que l’on préfère masquées derrière de jolies façades haussmanniennes. Les rats comme révélateurs de la ville telle qu’elle est et qui y ont tout autant leur place que nous autres habitants de la surface… Alors, on fait la paix ?

  1. Ici, ou . []
  2. Il y aurait un long article à écrire sur le destin croisé et les incroyables similitudes de ces deux films (de quoi régaler, d’ailleurs, les amateurs de crossover fictifs). Mais je n’ai trouvé que cet article relativement succinct de Rockyrama sur le sujet. Et pas grand chose en anglais (même si c’est un peu évoqué à la fin de ce bon papier sur “Basil”). N’hésitez pas à me signaler en commentaire si vous avez quelque chose de cet ordre sous le coude ! []
  3. Espaces d’autant plus familiers que leurs monuments iconiques Big Ben, Statue de la Liberté et Tour Eiffel sont très présents dans chaque film. []
  4. Dont la région d’origine n’est souvent pas neutre quant au choix de s’installer dans tel ou tel quartier. []
  5. Il y aurait un bon papier à écrire, aussi, sur la symbolique du trou de souris dans la pop-culture. []
  6. Relire au passage ce très bon reportage de Libération sur ces jeunes de Marseille à qui on reproche de “parler quartier”. []
  7. On retrouve ce procédé dans “The Immigrant” de James Gray ou encore dans le premier épisode de la première saison de la série “The Deuce” de David Simon. []
  8. La scène rappelant complètement celle de la découverte du charnier dans “La Vie est Belle” de Roberto Benigni. On pense aussi, évidemment, à l’indispensable “Maus” d’Art Spiegelman. []
  9. La peur du rat, pardi ! []

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