L'observatoireArticles

Fallout 4 ou la ville subvertie : une exploration vidéoludique

Le 1 mars 2016 - Par qui vous parle de , dans , , , parmi lesquels , , , , ,

Dans le coeur des amateurs de jeux vidéo, et particulièrement de jeux de rôles, la série des Fallout tient généralement une place à part. Parce que le premier opus, sorti en 1997, fut un véritable choc esthétique et ludique : dans un univers à mi-chemin entre Philip K. Dick et Mad Max, on y incarne un Candide sorti d’un abri anti-atomique découvrant ce que sont devenus des Etats-Unis rétrofuturistes, ambiance 50’s, après un long hiver nucléaire. Le jeu se démarquait aussi par son absence de morale imposée, ainsi que par la grande liberté laissée au joueur. On pouvait être un bon Samaritain, un salaud fini ou, bien souvent, un doux mélange entre ces deux extrêmes.

Probablement aussi parce qu’après un deuxième volet sorti dans la foulée du premier, il a fallu attendre dix longues années avant de pouvoir jouer à Fallout 3. Un délai qui nimba la série d’une couche de “culte” supplémentaire. Aussi, la sortie du quatrième opus, il y a quelques mois, est un événement incontournable dans le paysage vidéoludique mondial. S’il se présente moins comme un pur jeu de rôle (hélas) que comme un jeu de tir et, surtout, d’exploration (youpi), la grande puissance de Fallout 4 reste son puissant univers post-apo (double-youpi). En l’occurrence, les ruines de Boston et de ses environs, dont le jeu tire parti pour tenir un véritable discours sur la ville.

La ville dévoilée

Il s’agit donc d’explorer une ville après une apocalypse nucléaire. Arrêtons-nous un instant sur ce qu’est une apocalypse. Dans le sens courant, c’est la fin du monde, ou plutôt d’un certain monde si l’on se situe dans un univers post-apocalyptique. Mais étymologiquement, le mot “apocalypse” signifie “révélation” ou “dévoilement”. Ainsi, c’est une “ville dévoilée” qui nous est donnée à voir dans Fallout 4. L’explosion d’une bombe atomique (cf la saisissante séquence en début de jeu) agit comme un révélateur, celui de l’envers de l’american dream, de la vanité de la société de consommation.

AvantApo

ApresApo

Avant/après

“Vanité”, le terme est effectivement approprié tant les tableaux que l’on croise rappellent les natures mortes du XVIIe siècle : squelettes humains sagement assis dans un bus vitrifié ou aux toilettes, jouets dans une chambre d’enfant décrépite, etc. Ce qui n’est pas sans rappeler l’ambiance glauquissime des maisons du village, abandonné après des essais nucléaires, de La Colline à des yeux

Le même procédé s’applique à l’avatar ultime de l’inscription territoriale de la société de consommation : la voiture. Pas un élément de l’univers bagnolesque n’échappe à la révélation de sa vanité. Ce sont des autoroutes géantes complètement fracturées et absurdes puisque plus rien n’y roule. Ce sont les panneaux publicitaires autrefois triomphants et aujourd’hui dévorés par la rouille. Ce sont ces stations services et ces dîners de bord de route, lieux de passage par excellence, aujourd’hui abandonnés. C’est le tableau saugrenu, grotesque, de voitures vides encore alignées dans un cinéma drive-in (par ailleurs soigneusement miné, comme pour souligner les traits de la mort derrière le lieu de loisirs).

Autoroute

Bison futé fumé

Station

Mettez un clebs dans votre moteur

DriveIn

Le rideau sur l’écran est tombé

La vanité à la force évocatrice la plus puissante est sûrement une zone commerciale (magasin de bricolage, de vêtements, bowling, etc.) typique des périphéries des grandes villes, où des robots continuent de jouer la mascarade du commerce 200 ans après la mort des derniers clients potentiels. L’effet tragi-comique du lieu est tout à fait réussi.

La ville dévoyée

A la manière d’un rayon X géant qui dévoile les squelettes, l’apocalypse nucléaire révèle donc l’ossature du territoire urbain et suburbain : des artères goudronnées, des autoroutes, des ponts et des parkings. Autant de voies dévoilées, mais aussi… dévoyées. Depuis les viae romaines, les routes sont traditionnellement vues comme des rubans de civilisation à travers le monde sauvage. Dans le monde post-apocalyptique de Fallout 4 (et comme dans bon nombre de films de zombies), cette image est renversée. Investies par d’innombrables pillards, jalonnées de barrages gardés, d’avant-postes où il faut payer un tribut pour passer, les routes sont un endroit dangereux. Et l’on préférera souvent couper à travers champs et forêts que de suivre ces chemins.

Cette logique de fragmentation s’applique aussi à la Boston d’après l’apocalypse. La ville n’est plus ville mais aggrégat de communautés, collection de micro-territoires protégés par des barricades et des tourelles automatiques. Il n’y a plus aucune continuité territoriale, la logique même de quartiers semble abolie : chaque coin de rue peut abriter une barricade ou un rempart. Autour de l’obelisque qui commémore la bataille de Bunker Hill,  un camp retranché s’est fait jour. Un peu comme si la place de la Concorde, à Paris, était transformée en fort de bric et de broc.

BunkerHill

Obélisque et compagnie

Le processus de balkanisation qui touche Boston amène même à faire émerger des villes dans la ville : elles s’appellent Diamond City ou Good Neighbour et sont chacune dotées des principaux attributs d’une ville. Mais on reviendra sur ces mini-communautés urbaines un peu plus loin. Ce qui frappe, c’est qu’elles se développent, elles aussi, à l’abri de murs de fortune.

Or, quel élément marque plus le dévoiement d’une ville, l’a-normalité urbaine, que des murs qui se dressent au milieu des rues ? On songe évidemment à Berlin, Belfast ou Jérusalem. On peut aussi penser aux innombrables constructions de mur dans les oeuvres dystopiques. Par exemple dans Trepalium, la série diffusée en ce moment sur Arte, où un mur sépare le peuple des actifs – qui vit dans “la ville” -, de celui des chômeurs – qui vit dans “la zone”. Ou encore se pencher sur les barricades, objet si familier de l’histoire parisienne des deux derniers siècles et symboles, elles aussi, du dévoiement, de la disruption urbaine. A ce titre, citons deux extraits d’analyses sur la dimension symbolique de la barricade, qui font écho à la thèse de l’historien Jacques Rougerie (selon lui, la Commune une “tentative de réappropriation populaire de l’espace urbain) :

“En fait, comme dispositif de combat, la barricade n’a jamais été bien efficace. […] Dès ses débuts, la barricade joue un rôle qui redouble son statut guerrier, celui d’un dispositif scénique. Scène comique, lorsque de part et d’autre les combattants s’apostrophent […]. Scène tragique, all’antica, où le héros descend des pavés et marche seul vers les soldats […] pour en finir avec la vie. C’est ce rôle théâtral de la barricade qui explique sa résurgence au XXe siècle, de Saint-Petersbourg à Barcelone, du Berlin spartakiste à la rue Gay-Lussac, alors même qu’au fil du temps son efficacité militaire tendait asymptotiquement vers zéro.” Eric Hazan, L’invention de Paris.

“Les barricades étaient le symbole de la résistance populaire depuis 1830. Elles avaient plusieurs objectifs et plusieurs significations; leur pouvoir symbolique n’était pas totalement explicable en terme d’utilité. Fondamentalement, elles étaient prévues pour entraver le passage des troupes ennemies, des chevaux et des canons, tandis qu’éventuellement les défenseurs tiraient ou jetaient divers objets des toits ou par les fenêtres. Mais elles pouvaient aussi former des remparts délimitant un territoire “libéré” : d’où les nombreuses photographies de groupes de fédérés prenant une pose héroïque sur les barricades. Elles transformaient les rues et les quartiers en espaces protégés et leurs habitants en une garnison.” Robert Tombs, Paris, bivouac des Révolutions.

On le voit : la barricade dressée en pleine rue est moins un dispositif militairement intéressant qu’un marqueur de réappropriation symbolique de la ville, de construction d’autres possibles (de “territoires libérés”) urbains. Dans Fallout 4, les palissades qui jalonnent Boston participent du même processus : défaire la ville, refaire la ville.

La ville bricolée

Refaire la ville, c’est aussi ce que propose Fallout 4 avec la possibilité de construire sa propre colonie. Le jeu propose en effet d’accumuler des matériaux de récup (depuis des vieux grille-pain jusqu’à des câblages militaires en passant par des morceaux de bois) tout au long de l’exploration de la carte. Ces matériaux peuvent ensuite servir à améliorer ses armes et armures, mais aussi à mettre sur pied de véritables villages de peuplement. Il faut alors penser à réaliser les approvisionnements en eau et en électricité nécessaires, à fournir des lits pour chaque colon recruté et aller même jusqu’à créer des échoppes, jardins potagers, etc.

Cabane

Ma cabane au Canada

Evidemment, le Web déborde désormais de compilations et de classements des colonies les plus dingues réalisées par les joueurs dans Fallout 4, sur le même mode que le jeu de construction virtuel Minecraft. Vous en trouverez un bon exemple ci-dessous.

Vous l’aurez compris, ce mode de jeu “bac à sable” fait l’apologie de la ville bricolée. Un état d’esprit que l’on peut retrouver dans une ville comme Berlin, ainsi que l’a expérimenté Margot il y a quelques mois. Pour le coup, c’est toute l’Allemagne qui est concernée par le phénomène. Je pense notamment aux multiples jardins communautaires de centre-ville que j’ai pu croiser dans la capitale, mais aussi à Hambourg, Leipzig ou Dresde. Des endroits qui ont pour point commun d’être tous à mi-chemin entre un esprit punk-destroy-alternatif et une organisation aussi ouverte que rigoureuse. Les plus coolos de ces lieux, ce sont ceux dédiés aux enfants : le Baupsielplatz Kolle 37 à Berlin ou l’Abenteuerspielplatz Panama à Dresde, un endroit bricolé avec des toboggans, des tipis, des chevaux et des cabanes au beau milieu de la ville.

De la ville bricolée à la ville “moddée”, il n’y a qu’un pas. Ainsi, la construction de colonies dans Fallout 4 n’est-elle pas une énième mise en application du modding comme mode de création urbanistique ? Pour le coup, je vous renvoie au billet qu’a écrit Philippe sur le sujet.

La ville subvertie

Parce qu’elle devient ville bricolée, la Boston de Fallout 4 voit nécessairement certains de ses lieux changer d’usage. Par exemple, on l’a vu, le parc commémoratif de Bunker Hill transformé en camp retranché (avec toute l’ironie que celà comporte, puisque Bunker Hill… fut le théâtre d’une bataille de la guerre d’Indépendance). L’exemple est loin d’être isolé et c’est probablement dans ces lieux subvertis, c’est à dire renversés, que réside le sel urbain de ce jeu vidéo.

Ainsi, Diamond City, l’une des “villes dans la villes” évoquées précédemment prend place… dans le Fenway Park, le stade de baseball des Red Sox ! La pelouse n’est qu’un lointain souvenir : à la place, on y trouve un bourg bricolé autour d’une chaufferie centrale (comme les yourtes mongoles s’organisent autour d’un foyer médian). D’anciennes caravanes ont été transformées en habitations, beaucoup d’autres sont de simples cabanes telles qu’on peut en voir dans les bidonvilles du monde entier. Mais une urbanisation subsiste tout de même : on retrouve une place centrale autour de laquelle s’agencent différents commerces (reprenant là les codes bien connus de la “ville étape” des jeux de rôles) et une ségrégation spatiale entre riches et pauvres. Les plus fortunés de Diamond City ont en effet élu domicile dans les gradins voire, comme le maire de la ville, dans les anciennes loges du stade, tandis que les indigents vivent “en bas”, sur le terrain de baseball. Oui, c’est vieux comme Métropolis, mais ça fonctionne toujours…

DiamondExt

DiamondInt

Extérieur/Intérieur : like a diamond in the sky

Petit clin d’œil : un stade de baseball transformé en mini-ville, ça a vraiment existé ! C’était dans les années 1990, au Japon, où le stade d’Osaka, quitté en 1988 par les Nankai Hawks, a été transformé pendant quelques temps en village d’habitations témoin avant sa démolition définitive en 1998.

Osaka stade

   Under the dome

Au stade transformé en village/palissade répondent d’autres subversions. Comme son nom ne l’indique pas, la ville de Good Neighbour est un repaire de truands et elle s’organise… autour du Old Parlement. La plupart des églises que l’on croise n’ont plus rien de sacré et abritent essentiellement des goules. Le musée de la guerre d’Indépendance de Concord, rempli de statues de cires de miliciens, est le lieu de refuge d’un groupe bien réel qui s’est aussi baptisé “les miliciens” et dont l’arme de prédilection est un mousquet-laser. Enfin, mon préféré, c’est l’ancien hippodrome de Boston où se déroule désormais… une infinie course de robots !

Robots

RObots2

Le tiercé, c’est mon dada

Finalement, dans un monde où tout est renversé, les endroits qui mettent le plus mal à l’aise sont paradoxalement ceux qui ont gardé leur fonction d’origine. Par exemple cet abri anti-atomique où tout le monde continue de vivre en refusant obstinément de s’aventurer à l’extérieur. Et même si l’envie de voir le ciel démange certains, le contrôle social qui s’exerce à l’intérieur de l’abri est trop fort pour que l’un d’eux ose briser ce tabou. Après avoir arpenté des heures durant les terres désolées de la surface, on pourrait goûter le confort de cet endroit sans violence ni pénurie. Idem pour un autre endroit clé du jeu, que je ne décrirai pas pour éviter de trop spoiler. On n’a pourtant qu’une envie, c’est de fuir ces endroits de sur-normalité pour retourner dans la ville subvertie de la surface !

Laisser un commentaire