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La guerre des enseignes dans Food Wars!

Gare marchande VS rue commerçante

Cela faisait bien longtemps que l'on avait pas écrit nous-même sur le blog, et ce n'est pas un hasard si le billet qui suit réunit à peu près toutes nos passions. Aujourd'hui on vous parle de compétitivité commerciale et d'urbanités japonaises, ce à travers quelques épisodes d'un anime que vous avez dû toutes et tous dévorer sur Netflix ces derniers mois.

 

Le 11 juin 2019 - Par qui vous parle de , , , , , dans parmi lesquels , ,

Food Wars! est un manga culinaire toujours en cours, adapté en série animée, diffusée depuis 2015. Elle met scène un jeune homme passionné de cuisine, du nom de Yukihira Sôma. Il tient ces talents de son père, un grand chef qui cultive sa virtuosité et son savoir-faire dans un modeste restaurant de quartier. Le plus grand rêve de Sôma est de surpasser son paternel et d’hériter du boui-boui familial – le bien nommé Yukihira – dans lequel il s’épanouit depuis tout petit.

Malheureusement, dès le début, son père ferme le restaurant temporairement pour aller exercer son génie aux States, prétexte pour forcer son fils à faire ses armes dans la plus grande (et très élitiste) école de cuisine du Japon. Après quelques mois d’apprentissage, Sôma décide de revenir au restaurant pour se poser un peu pendant les vacances scolaires. C’est alors que s’improvise une véritable guerre culinaire et commerciale entre le Yukihira et un concurrent nouvellement installé dans le quartier. En deux épisodes (17 et 18 de la saison 1) placés sous le signe du karaage (le poulet frit japonais), Food Wars! réussit à rendre palpable une problématique bien connue de l’économie urbaine contemporaine.

Gare aux commerces en gare

A son retour dans le quartier, Sôma trouve sans vie la rue dans laquelle il a grandi. Le Yukihira n’est pas la seule vitrine a être tristement cachée derrière un rideau de fer. Le petit magasin à bento d’à côté et les autres enseignes ne sont pas plus animés, ce qui laisse un goût amer au jeune cuistot, nostalgique de la rue commerçante de son enfance… Rapidement, on apprend que les autres boutiques n’ont pas mis la clé sous la porte par solidarité avec le Yukihira, mais bien à cause d’un élément perturbateur récemment implanté dans le quartier.

Dans la nouvelle galerie marchande qui a poussé en à peine un mois au cœur de la gare située à quelques mètres de la rue Sumire, une enseigne spécialisée dans le poulet frit cartonne. La TV en parle et les gens dans la rue ne jurent que par les karaage vendus chez Mozuya, une franchise qui essaime petit à petit dans toutes les grandes villes japonaises.

La gare étant un lieu de flux et le cœur de multiples aménités, elle concurrence facilement les petites rues autour. Comme le résumait si bien Jean-Laurent Cassely dans son dernier thread – où il décryptait une pile de magazines spécialisés dans l’immobilier commercial1 :

« Un lieu urbain vivant »… comme une rue commerçante peuplée d’enseignes tenues par des locaux bien installés dans le quartier par exemple ???

Empruntées par les habitués, riverains ou quelques passants occasionnels, ces petites artères n’ont de fait pas la prétention de fréquentation des centres commerciaux installés dans les stations les plus visitées…

Comme le rappelait Thomas Hajdukowicz dans un billet Demain la ville consacré aux modèles des gares nippones, la gare a toujours joué un rôle polarisant dans l’histoire urbanistique japonaise. De fait, la plupart des villes se sont très concrètement construites autour des gares, avec l’aide notamment des compagnies de transport qui ont bien souvent la double casquette de promoteurs. Historiquement, les aménités autour de la gares constituaient ainsi un quartier cohérent et relié à ce centre d’échanges.

Mais dès les années 1950-60, ce sont les gares elles-même qui se sont densifiées. Dans les grandes aires urbaines, elles forment ainsi des mini-villes où les commerces, services et bureaux de gestion s’étendent en long en large, en profondeur et en hauteur. Que ce soit en souterrain ou en rooftop, les gares offrent toujours plus de lieux de consommation et de chill pour les passants, voyageurs ou riverains en quête de praticité.

Le shotengai est mort, vive le shotengai !

La désertification commerciale essuyée par la rue Sumire dans Food Wars! n’est évidemment pas sans rappeler le sort vécu par nos villes moyennes ces dernières années… Mais laissons ici l’analogie car les deux phénomènes sont sans doute assez éloignés l’un de l’autre une fois que l’on creuse plus profondément la comparaison. Pour autant, l’intrigue de ces deux épisodes de Food Wars! ne peut que nous interpeller et nourrir nos réflexions.

Ce ne sont donc pas les centre-villes de bourgades moyennes – dont l’animation d’antan aurait été pompée par une périphérie bien équipée en zones commerciales et places de parking – qui sont ici en jeu, mais bel et bien un shotengai (comme il y en a tant d’autres dans les villes de toutes tailles au Japon) concurrencé par une zone commerciale centrale, clinquante et très fréquentée. Comme nous le rappelions sur Demain la ville dans un article consacré à ces rues commerçantes  ou galeries marchandes à l’ancienne, les boutiques des shotengai ferment par centaines dans les villes japonaises. Depuis la fin des années 2000 au moins, des chiffres alarmants concernent ces ruelles et passages typiquement japonais.

Autrefois vivantes et populaires, ces petites artères peuplées d’enseignes indépendantes et familiales sombrent ainsi petit à petit dans l’oubli à cause de la concurrence de l’offre commerciale des plus gros, et de la transformation des mœurs. Déjà en 2002, la série animée de Gainax Abenobashi Magical Shopping Street (Abenobashi Mahō☆Shotengai en VO) faisait reposer ses multiples délires sur une intrigue similaire. Localisée dans l’arrondissement d’Abeno à Osaka, la rue commerçante où vivent depuis toujours les deux jeunes protagonistes (Arumi et Sasshi) est en train de se vider de ses activités, et un projet immobilier de grande ampleur vise à restructurer le quartier… Les magasins ferment les uns après les autres, et seules quelques fortes têtes résistent, à l’instar du grand-père d’Arumi, un restaurateur passionné.

Si les deux amis d’enfance s’évadent épisode après épisode dans divers mondes parallèles toujours plus sophistiqués pour échapper à la réalité brute, ils ne chercheront pas forcément à tout prix à recréer du flux et de l’activité dans la rue mourante (contrairement à Sôma dans Food Wars!). En revanche, ils contribuent à faire vivre et revivre le shotengai à travers ces univers imaginaires.

La rue très animée d’Abenobashi, que ses habitants fucked up ne veulent lâcher pour rien au monde (au premier plan : Arumi ; au second avec le chapeau : Sasshi)

Comme teasé à l’instant, les habitants de la rue Sumire dans Food Wars! vont quant à eux combattre le géant installé en gare avec leurs propres moyens. Grâce à l’esprit de compétition sans limite de Sôma, et aux talents des différents personnages impliqués, le shotengai mourant redeviendra une rue marchande aussi vivante qu’avant l’arrivée du grand méchant fast food franchisé de la galerie flambant neuve d’à côté.

La petite équipe impliquée dans ce que l’on pourrait appeler le Projet Phénix de la Rue Sumire réussit finalement à concurrencer les délicieux karaage de chez Mozuya, en donnant au passage une petite leçon de marketing et d’urbanisme aux spectateurs. Au terme des multiples séances de brainstorming essuyées par Sôma et ses amies, la team de choc parvient à confectionner un produit extrêmement attractif.

Dans un premier temps, la recette perfectionnée des karaage du Yukihira n’est pas suffisante pour rivaliser avec le commerce de gare qui pompe tout le flux de la rue Sumire. L’ingéniosité des habitants vient alors puiser dans les caractéristiques structurantes de ce shotengai pour développer l’offre culinaire parfaite.

En s’adaptant au caractère piéton de la rue ou encore au profil sociologique de ses usagers (voir ci-dessus), le Yukihira parvient finalement à créer un sandwich ultra cool [voir ici] que tout le monde s’arrache à l’échelle de la ville. Mais Sôma ne se contente pas de conformer le design de son produit aux pratiques du public étudiant. Il se mesure ingénieusement à une marque déjà bien installée, qui doit son succès et son implantation stratégique à une flopée de consultants. De son côté, l’apprenti cuistot fait preuve de culot et de débrouillardise tout en misant sur les multiples talents des habitants-commerçants de la rue Sumire.

Même dans l’urgence, le projet sortira de terre grâce à une complicité entre voisins

A deux doigts de créer la marque « Made in Sumire street »

Pour le lancement du produit, et les jours qui suivent la mise en vente du wrap le plus croustillant du quartier, le Yukihira n’est pas le seul restaurant de la rue à faire du chiffre. Tout le monde a mis la main à la pâte et peut profiter de ce nouveau produit pour proposer sa spécialité en accompagnement. Boissons, desserts et autres en-cas sont vendus aux nombreux clients qui peuplent de nouveau ce shotengai sur le déclin.

« L’atmosphère réconfortante d’une ville animée »

Finalement, tout est bien qui finit bien puisque c’est le petit poisson qui a écrasé le requin au terme de quelques jours seulement. C’est donc un message optimiste sur le destin économique des villes que nous servent les épisodes 17 et 18 de Food Wars!. S’il n’est pas très réaliste, il a le mérite d’exposer une situation proche de celles qu’expérimentent un nombre grandissant de petites boutiques et rues, au Japon ou ailleurs.

Que l’on pense à Abenobashi ou à d’autres œuvres de la pop-culture japonaise contemporaine (Yokai Watch sur 3DS, Pompoko, Amer Béton…), les transformations urbanistiques (qu’elles concernent un quartier, une rue, ou une plus grande échelle) occupent une place scénaristique souvent centrale. En dénonçant ou en fantasmant les aléas de l’urbanisation, les artistes semblent regretter profondément la tournure capitaliste que prennent les ruelles et quartiers qu’ils ont connus par le passé. Mais les aménageurs sont-ils attentifs à ces signaux portés depuis longtemps par la pop-culture ? Rien n’est moins sûr. En réalité, les Japonais sont autant capables de faire appel à des mangaka ou autres stars de la culture populaire pour vendre un projet urbain de grande ampleur que de produire les œuvres les plus critiques et touchantes sur les vicissitudes de l’urbanisation…

C’est en tout cas un vrai sujet, qui traverse la culture pop de toutes parts. Une certaine nostalgie de la ville à l’ancienne, plus animée, se dégage alors de ces deux épisodes de Food Wars!. C’est un topos bien connu, que l’on prête habituellement aux villages et zones rurales, mais qui vaut apparemment aussi pour certains morceaux de ville et figures urbaines, datant ici d’avant-guerre2. On sait pourtant que le Japon n’est pas du genre à muséifier ses centres urbains, ni à conserver coûte que coûte ses édifices anciens – bien au contraire ! Le conservatisme qui transparaît d’ailleurs dans le cas allégorique de la rue Sumire, c’est moins l’historicité du lieu que l’authenticité de ses pratiques. Le goût du karaage de Sôma évoque tout simplement « le quartier ».

Voici l’opening de Tamako Market, une série de 2014 qui met en scène une ado (fille de commerçant), de la magie, et un shotengai coloré 

En plus de montrer un exemple parlant de micro-marketing territorial, les deux épisodes de Food Wars! glorifient donc une certaine authenticité urbaine. A l’image de notre fantasme ressuscité de la « place du village » (avec son marché vivant et ses passants souriants), le shotengai n’est-il pas l’incarnation idéalisée de cette ville japonaise en voie de disparition ? Reste à savoir si, comme chez nous, des commerces ou projets urbains contemporains florissants jouent sur ces codes un poil mélancoliques au Japon.

La rue commerçante japonaise authentique, déjà magnifiée dans les décors des jeux de combats des années 90 (source)

Pour le savoir, on a plus qu’à partir en voyage d’étude avec Jean-Laurent Cassely3 dans les plus grandes métropoles nippones, ce qui ne serait pas pour nous déplaire.

  1. Une pile de 5kg récupérée au Salon de l’immobilier commercial qui avait lieu la semaine dernière… Vous êtes jaloux.ses ? []
  2. La date de construction de la rue Sumire n’est pas précisée, et ne paraît pas si ancienne. On date simplement l’arrivée des shotengai sur le territoire autour des années 1920-30 []
  3. Son dernier ouvrage No Fake traite justement de « cette course effrénée à l’authenticité » qui touche toute une génération de personnes, de commerces etc. Restez connectés, car la prochaine publication pop-up sera normalement une grosse interview de l’intéressé. []

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