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La ville, miroir déformant du jeu vidéo ? Trois questions à Tony Fortin, directeur de publication des Cahiers du jeu vidéo

Le 16 septembre 2013 - Par qui vous parle de , , , , , dans parmi lesquels , , ,

[Note de Margot B. : C’est dans le cadre d’un mémoire de fin d’étude – effectué à l’université Paris IV (Master 2 Conseil éditorial) – s’interrogeant sur la possible interdisciplinarité entre les métiers de la ville et l’industrie vidéoludique, que nous avons réalisé une dizaine d’entretiens auprès de professionnels se situant à la croisée de ces deux secteurs a priori éloignés, et pourtant parfois connexes.

Nous avons notamment eu l’occasion de poser quelques questions à Tony Fortin, fondateur du site web Planetjeux.net et directeur de publication des Cahiers du Jeu Vidéo, « une série d’ouvrages réalisés autour de thèmes variés offrant une vision rafraîchissante et critique du jeu vidéo », édités par Pix’n Love.  L’un d’eux, paru en 2010, s’intéressait en effet à décrypter le sens des représentations urbaines dans certaines oeuvres vidéoludiques. De surcroît, Tony Fortin a participé à la mise en place de l’exposition « Menaces sur la ville« , installée à Cergy en février dernier.  Elle avait alors pour principal objectif de retracer et d’analyser l’évolution  des peurs et fantasmes liés à l’espace urbain dans les jeux vidéo. Autant de raisons qui nous ont amené à l’interroger, et à rendre publiques ses pertinentes réflexions et les horizons qu’elles ouvrent.

Couverture de "Légendes Urbaines"

Tu as notamment dirigé l’ouvrage « Légendes urbaines » pour Pix’n’Love. Comment as-tu défini la ligne éditoriale, à la fois dans le choix des sujets et des auteurs ? Ce travail s’est-il basé sur un travail de recherche en amont sur les enjeux urbains contemporains, un repérage de tendances ? Bref, comment as-tu travaillé ?

J’ai surtout procédé par intuitions, mais ce travail est inévitablement le fruit de nombreux débats tenus sur le forum de Planetjeux.net, le site que j’ai fondé. Ce qui explique pourquoi un certain nombre d’auteurs de ce volume sont des membres de ce forum ou des rédacteurs du site… Ce travail est aussi nourri de réflexions personnelles. En tant que simple lecteur, je m’intéresse à la ville depuis quelques années.

J’apprécie beaucoup les études de sociologie urbaine, notamment celles du géographe Alain Musset qui s’est intéressé aux villes imaginaires comme Coruscant de Star Wars [ndlr : voir la fiche de lecture de nos compères d’UrbaNews]. Les textes de Mike Davis m’ont beaucoup inspiré également. Quand il analyse Dubaï sans y aller, en évoquant un Disneyland bâti au milieu du désert, sans autre ressource que sa propre fantasmagorie, j’ai l’impression qu’il décrit un jeu vidéo… Si on pense comme McKenzie Wark que « le monde est la copie imparfaite du jeu vidéo » [ndlr : voir son ouvrage Gamer Theory, 2007], que dire de Dubaï qui tente de dissimuler sous une architecture ostentatoire et féérique ses logiques exacerbées d’exploitation et de domination ?

Inversement, quand vous jouez à un jeu vidéo tel que SimCity, c’est comme si vous étiez dans un parc d’attraction, une sorte de ville-monde comme Dubaï. Il s’agit de construire la ville parfaite sans sa négativité : exploitation, violence, troubles sociaux…. Comme si la ville pouvait en être expurgée. Ce qui m’intéresse dans la démarche du géographe ou du sociologue qui mobilise les catégories de l’imaginaire, c’est bien sûr l’interdisciplinarité : urbanisme, géographie, science-fiction… Mais aussi son obstination à rechercher « l’idéal-type » de la ville « moderne ». N’entendons pas là la ville la plus « symbolique » de l’hypermodernité capitaliste mais celle qui contracte le plus ses forces et instabilités à un moment donné.

Spec Ops : The Line - Yager - 2012

Dubaï « ensablé » dans le jeu vidéo Spec Ops : The Line (2012)

C’est un peu la démarche que j’essaie d’appliquer à l’analyse des jeux vidéo : je ne recherche pas l’érudition, ni l’exhaustivité. J’essaie surtout, en choisissant bien les angles, de dégager les lignes de force de l’expérience de jeu. Celles qui à mon sens posent les questions sociales les plus intéressantes. Enfin, du point de vue strictement éditorial, la ville est un angle tout à fait intéressant pour parler du jeu vidéo car il permet d’aborder autant les grands débats de notre époque (l’insécurité, les inégalités sociales, la place des minorités, la peur de la modernité…) que de pures questions de game design (le jeu comme « architecture » ).

Tu as aussi collaboré à l’exposition « Menaces sur la ville » pour Visages du Monde à Cergy. Quel a été ton rôle ? Quel bilan tires-tu de tes rencontres avec les parties prenantes de l’exposition, avec le public ? (notamment sur l’intérêt du grand public pour ces problématiques ville & jeux vidéo, s’il y a eu des retours)

J’ai eu le plaisir d’être le commissaire de cette exposition. Je travaillais en lien avec Xavier Girard, le responsable du pôle numérique du lieu. Nous avons tenté d’interroger les joueurs, leurs parents et les citoyens sur les représentations sociales véhiculées par les jeux vidéo autour de la ville… Nous avons reconstitué une histoire de l’imaginaire des villes de pixels à travers la sélection de 12 jeux divisés en 4 thématiques (l’insécurité, la rébellion, la grande catastrophe et l’invasion des monstres). Et les avons accompagné de petits sujets de TV pirate mêlant images de jeux et journaux télévisés pour tenter de faire émerger des parallèles et des croisements qui semblent incongrus de prime abord (voir la présentation de l’exposition par L’équipe Arts numériques de Visages du Monde).

En essayant de poser des questionnements du type : si les beat’em all étaient nés aujourd’hui, ne mettrions-nous pas en scène des jeunes de banlieue au milieu des punks à crête et malfrats cravatés typiques de Streets of Rage ? Questionnement qui fait singulièrement sens quand il est posé à Cergy… De même, l’invasion du centre commercial par les zombies de Dead Rising n’évoque-t-il pas la révolte des syndicalistes guadeloupéens envers les grandes familles détenant les supermarchés de l’île en 2009 ? De manière générale, n’avons-nous pas tendance à ranger dans la catégorie du « monstrueux » tous les phénomènes sociaux qui nous semblent étranges, lointains ? Si les concepteurs de jeux vidéo ont vidé les zombies de leur substance politique, cela ne signifie pas forcément qu’ils n’ont plus de sens. Au contraire, c’est nous qui leur en donnons un.

Dead Rising 2 - Capcom - 2010

Quels enseignements tirer de cette exposition ? Plusieurs personnes ont fait le lien entre le propos de l’expo et la situation sociale à Cergy, avec des remarques comme « C’est tout à fait ce qui se passe ici. Le maire devrait venir voir cette expo ». L’association locale qui a travaillé le décor des bornes s’est amusée des stéréotypes de genre sur celle de Streets of Rage. C’étaient les buts recherchés. Après je n’étais pas présent en dehors de la folle journée d’inauguration du lieu, où la forte affluence (500 personnes en 3 heures) a quelque peu biaisé l’efficacité du dispositif. Du coup, et comme je n’ai pas eu l’occasion d’avoir un retour approfondi de la part des animateurs, je ne peux pas certifier qu’il a fonctionné. Une chose est sûre, c’est un premier jet : la présentation est certainement à creuser pour interpeller davantage le joueur, peut-être faut-il faire aussi quelque chose de plus didactique.

Streets of rage - Sega - 1991

 

Sur un plan prospectif plus général, comment envisages-tu le futur des « métiers » du jeu vidéo ? L’interdisciplinarité te semble-t-elle une nécessité, ou plutôt une plus-value marginale ? Plus précisément, as-tu une opinion sur les croisements possibles entre secteur urbain et jeux vidéo ? Sous quelles formes ?

Concevoir un jeu vidéo, c’est être architecte. Peut-être que le lien entre les jeux vidéo et l’urbanisme est plus tenu qu’on le pense. Voici comment Bruce Bégout, philosophe décrit la ville de Los Angeles : « un monde dévoré par le péri-urbain, devenu une immen­sité infinie, sans cen­tre ni périphérie. ». Est-ce si loin de la dernière architecture en vogue du jeu vidéo : l’openworld, qui consiste en un vaste espace assez vide et inerte dans lequel le joueur suit des chemins non prédéfinis ? Peut-être que l’avenir est aux jeux clos mais aussi plus « polyfonctionnels » et cohérents. L’essor du jeu indépendant et du retro-gaming ne traduit-il pas le désir d’univers plus limités, narratifs donc davantage chargés de sens ? Donc oui, je suis convaincu que la réflexion sur l’urbanisme pourrait enrichir davantage le game design si les concepteurs de jeux bénéficiaient d’une formation adéquate.

La référence des jeux openworld, Grand Theft Auto V, sort demain !

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