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Patrimoine et jeux vidéo : une nouvelle façon de voir la ville. Entretien avec Edwige Lelièvre, chercheuse

Le 12 mai 2014 - Par qui vous parle de , , , , , , dans

Nous sommes allés à la rencontre d’Edwige Lelièvre, une chercheuse créative et pleine de ressources ! Maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin rattachée au département Métiers du Multimédia et de l’Internet de l’IUT de Vélizy et au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (CHCSC), elle enseigne les sciences de l’information et de la communication, ainsi que les arts numériques (en particulier l’infographie 3D, les jeux vidéo et la culture du multimédia). Rien que ça…

Ses recherches portent plus particulièrement sur les jeux en ligne pour la création artistique et la valorisation du patrimoine culturel. Sans surprise, son parcours et ses activités interdisciplinaires nous ont immédiatement séduits, et nous avons souhaité l’interroger pour connaître les secrets de ses projets si enthousiasmants.

OFabulis - via Edwige Lelievre

Entres autres ambitions, Edwige Lelièvre associée à Karleen Groupierre créaient en 2012 Ghost Invaders – Les Mysthères de la Basilique, une fiction immersive (1) utilisant « les systèmes issus des jeux de rôle en ligne pour faire découvrir le patrimoine, l’histoire et l’architecture de la ville de Saint-Denis”.

Et en ce moment même, Edwige travaille sur le projet de recherche OFabulis “un prototype de jeu d’aventure et de rôle en ligne multi-utilisateur, réalisé pour la mise en valeur de monuments historiques”, qui sera présenté pour la première fois lors de Futur en Seine 2014, du 12 au 15 juin prochain. Sa manie à allier univers ludiques et richesses urbaines nous a donc inévitablement enchanté. Voyez donc par vous même…

Vous travaillez actuellement sur le projet OFabulis. Il se présente comme une entreprise “interdisciplinaire à l’intersection des arts numériques, des jeux vidéo, des sciences de l’information et de la communication, de l’histoire culturelle, du patrimoine et de l’informatique”. Pouvez-vous nous préciser quels sont les différents rôles et investissements des différents acteurs impliqués dans ce projet ?

Le projet OFabulis a été amorcé par le Centre des Monuments Nationaux (CMN) et moi-même. En 2014, le CMN a 100 ans. À cette occasion, il souhaitait soutenir un projet destiné aux jeunes (adolescents et adultes). C’était donc une envie de réaliser un projet qui était très ouverte et pas du tout spécifique. Mes recherches et créations portant notamment sur l’utilisation des jeux en ligne pour la valorisation du patrimoine, j’ai proposé de réaliser un tel jeu dans ce cadre quand on m’a contactée en mai 2013 pour savoir si j’avais des idées. La seule contrainte, au départ, était une contrainte de temps : il fallait que le projet puisse aboutir avant fin 2014. C’était donc un délai très court.

J’ai su que j’avais été retenue au poste de Maître de Conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines (UVSQ) à ce moment-là. J’ai parlé du projet à mon nouveau laboratoire, le Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (CHCSC) qui a accepté de le porter.

L’idée sur laquelle nous nous sommes accordés était de créer un jeu pour les 18-30 ans, ayant pour cadre certains monuments du CMN (Panthéon, Abbaye du Mont-Saint-Michel, etc.) L’objectif pour le CMN était donc de faire connaître ses monuments, mais aussi le Centre en lui-même, son réseau et son histoire, auprès d’un public qui n’était pas sa cible habituelle. De mon côté, je souhaitais poursuivre mes recherches sur la valorisation du patrimoine grâce aux jeux et aux images de synthèses. Mon idée était de réaliser un jeu en ligne, mélangeant 2D et 3D, avec un gameplay hybride entre point&click et MMORPG. J’étais intéressée à la fois par la création de ce jeu expérimental en lui-même, mais aussi par l’analyse de l’expérience des joueurs.

OFabulis - via Edwige Lelievre

« Image de test du jeu OFabulis dans la grande salle du Château de Maisons-Laffitte. Décors 2D et perso 3D temps réel » (avril 2014)

Au fur et à mesure que l’ambition du projet se précisait, nous nous sommes rendu compte qu’il nous faudrait des financements supplémentaires, en plus des 30 000 € apportés par le CMN, et aussi une équipe assez conséquente. Nous nous sommes donc rapprochés d’une société nommée Emissive, spécialisée dans la 3D temps réel interactive, qui avait des compétences intéressantes pour la réalisation technique du projet ainsi que l’envie d’expérimenter : ils n’avaient encore jamais réalisé de création multijoueurs persistante utilisant la technologie retenue (Unity) sur les supports envisagés (notamment sur tablettes iOS et Androïd) et cela.

Nous avons répondu ensemble à l’appel prototype technologique lancé par la Région Île-de-France en juin 2013, qui nous a financés  à hauteur de 60 000 € : 30 000 € pour Emissive, et 30 000 € pour l’UVSQ. Nous y avons ajouté des ressources internes propres aux différentes structures. En échange de son financement, la Région nous a demandé de participer à Futur en Seine en juin 2014, ce qui était autant une contrainte qu’une opportunité pour faire découvrir le projet au grand public.

Il y a deux ans, vous avez également participé au développement de « Ghost Invaders ». Vous précisez  notamment que l’effectif d’inscrits s’élevait alors à 500 personnes sur un mois. Que pouvez-vous nous dire de l’organisation d’un tel projet ? Quelles furent les ressources nécessaires à la bonne gestion d’un programme de cette ampleur ? 

« Ghost Invaders – Les Mystères de la Basilique » était un projet qui prenait place dans le centre-ville de Saint-Denis et sur supports numériques (smartphone, sites internet).

Le but du projet était de faire découvrir la ville de Saint-Denis et son histoire aux 15-25 ans.

Dans la ville, nous avons investi l’espace avec des acteurs, des installations vidéo et des concerts. Nous étions présents dans des lieux culturels et patrimoniaux (Basilique de Saint-Denis, Musée d’Arts et d’Histoire, Ilôt du Cygne), mais aussi dans les rues de la ville.

Ghost Invaders

Automatiquement, cela nécessite une organisation très complexe, avec d’une part une équipe dans l’espace de la ville et une équipe sur les réseaux sociaux et supports numériques du jeu, et d’autre part une coopération très importante avec les différents acteurs du territoire, que cela soit au stade de la conception jusqu’à la mise en place. Les questions de sécurité prennent beaucoup de temps sur un projet de ce type. Il est clair que le soutien des pouvoirs publics et l’entente entre les différents partenaires a été essentielle à la bonne marche du projet. Il n’aurait probablement pas été possible de faire un tel jeu si les relations entre les différents acteurs locaux avaient été tendues ou la communication plus complexe.

Financièrement, le coût d’un ARG (1) dépend de l’ambition du jeu et de sa durée : un jeu sans acteur est moins cher, mais moins immersif par exemple. Dans notre cas, nous avons obtenu plusieurs petites sommes pour réaliser le projet de différents partenaires, avec un budget global d’environ 100 000 € (hors valorisation).

D’après votre expérience, comment définiriez vous les vocations et le profit de l’usage des ARG (et de certains mécanismes utilisés dans les MMORPG) comme outils de valorisation d’un patrimoine architectural et historique ? Ces mérites et ambitions devraient-ils à votre avis être appliqués à d’autres domaines ?

Les ARG posent tout d’abord le souci de la marche à franchir pour les joueurs : il faut venir sur place pour pouvoir jouer, ce qui n’est évidemment pas un problème pour les jeux uniquement en ligne. Par ailleurs, ce type de jeu immersif fait peur : les réactions des joueurs ont parfois été négatives, au moins au départ, quand ils ont été appelés sur leur téléphone portable par les acteurs. En outre, les ARG demandent une organisation très lourde pour les responsables du projet, comme on l’a vu.

En contrepartie, ces jeux offrent une immersion exceptionnelle. Les joueurs qui participent peuvent être énormément investis : certains joueurs des « Mystères de la Basilique » ont ainsi témoigné avoir joué plus de huit heures par jour ! Certains venaient tous les jours de l’autre bout de l’Île de France et attendaient l’ouverture des portes de la Basilique le matin. Il ne faut naturellement pas généraliser, car le gameplay, le scénario et le lieu ont beaucoup d’impact également.

Avatars dans la Basilique Saint-Denis - OFabulis

Les ARG permettent également de transformer la façon dont on voit la ville, qui devient alors un terrain de jeu. C’est vrai pour les joueurs, mais pas seulement : les partenaires, qu’ils soient commerçants, agents des services culturels ou de sécurité sont également amenés à voir la ville sous un nouvel œil.

Ce type de projet est particulièrement adapté à la découverte d’une ville, de son histoire, de son urbanisme et de son architecture, du fait de la présence des joueurs sur place. Ces jeux ont été également utilisés pour de la communication (ARG promotionnels) ou pour le divertissement pur.

Les ARG pourraient probablement être aussi des supports de cohésion sociale et de mise en réseau, particulièrement quand ils utilisent des systèmes de MMORPG comme c’était le cas pour « Les Mystères de la Basilique », car ils favorisent la rencontre et la collaboration, y compris avec des inconnus.

Si nous devions appliquer ces méthodes au secteur de la ville (2), quels conseils nous donneriez vous ? Y a-t-il un certain nombre de freins auxquels vous vous êtes vous même heurtée durant le développement de vos projets ?

Ce type de projet permet de mettre autour d’une table des habitants, des élus locaux (à l’échelle, de la ville, du département, voir même d’une région), des commerçants, des acteurs de la médiation culturelle, des chercheurs, des visiteurs issus d’autres territoires et des artistes dans un contexte de création. C’est donc un point de rassemblement et d’échange très intéressant qui permet de proposer une nouvelle façon de voir la ville.

Mis en perspective par rapport à la majorité des jeux vidéo, ce type de jeu n’est pas très cher à mettre en place, différentes solutions de financement sont donc possibles.

Ces projets peuvent intéresser différents mécènes, industriels et pouvoirs publics, tout d’abord. Certains ARG, par ailleurs, comme « Im memoriam » d’Éric Viennot, sont payants pour les joueurs et arrivent à être rentables avec un soutien externe minime.

Basilique Saint-Denis

(1) On appelle ce type de fiction transmédia des jeux en réalité alternée (traduction d’Alternate Reality Game et plus communément appelé ARG). C’est un « jeu multimédia » qui a pour but d’entretenir un flou entre réalité et jeu.

(2) Par exemple dans une ambition de concertation citoyenne sur certains enjeux urbanistiques (co-création avec la municipalité, prises de décision démocratiques…). Ou dans un but communicationnel de B to B (urbanistes / élus par exemple)

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