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Paysages français : vivre dans la France moche

L'exposition « Paysages français » présentée à la BnF déroule un inventaire de la France des Trente glorieuses vue par les photographes de l'époque. Au-delà de cette France made in Datar, les oeuvres documentent une urbanisation quelque peu chaotique qui s'est poursuivie à partir des années 1980. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour que la culture se mette au diapason de notre nouvel environnement (hyper)urbain ?

Le 9 janvier 2018 - Par qui vous parle de , , dans , , parmi lesquels , , , , , , , , , , , ,

Il était une fois une Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire français et à l’Action Régionale créée en 1963 au plus fort des Trente glorieuses, la DATAR. Cet organisme devrait impulser et coordonner le remodelage du territoire français à coup de schémas directeurs et de rapports de prospective pour faire de l’Hexagone un pays moderne, industrialisé et urbanisé, à une époque où la région parisienne prenait trop d’importance par rapport au « désert français » qui l’entourait.

C’est le bon vieux temps où on administre la France avec des plans quinquennaux, et l’aménagement du territoire est l’expression géographique et le volet territorial de ce « planisme » français. Après deux décennies passées à superviser l’aménagement des villes, des banlieues et des campagnes françaises, les membres de la DATAR souhaitèrent partager avec les Français le résultat de leur gigantesque partie de Sim City hexagonal. Et plutôt que de sortir un énième rapport peu digeste de mille pages, ils eurent la riche idée de proposer à des photographes de prendre comme sujet leurs bâtiments, leurs paysages, leur France. Ils lancèrent alors une opération étatico-culturalo-urbanistique d’une ampleur inégalée : la mission photographique de la DATAR, qui s’étendra sur une durée de six ans, de 1984 à 1989. C’est à cette célébration de l’âge d’or de la créativité bureaucratique à la française que nous convie, pour la première fois, l’exposition Paysages français, une aventure photographique, 1984 – 2017 que vous pouvez encore aller voir à la BnF à Paris jusqu’au début du mois de février1.

Tom Drahos, Mission photographique de la DATAR, Série « Banlieue parisienne, les espaces périurbains de la région parisienne » Chevreuse (Seine-et-Oise ), 1986 –
Tom Drahos © ADAGP, Paris 2017 BnF, Estampes et photographie

Le brief de la DATAR aux photographes était le suivant : « représenter le paysage français des années 1980 ». En d’autres termes : Allez où vous le souhaitez et exercez votre regard d’artiste librement, mais ne revenez pas avec de l’image d’Epinal, du décor de carte postale ou du petit village figé dans son jus. On veut du paysage mêlé à de l’infrastructure, de l’échangeur autoroutier, de la sous-préfecture d’architecte fonctionnaliste… On vous a construit la France de l’Après-guerre, celle de la vie moderne, maintenant on veut pouvoir l’encadrer chez nous. Et les photographes de se disperser sur le territoire pour ramener des milliers de photographies des quatre coins de la nouvelle France.

Dans les années 1980, il est déjà trop tard

Ce qui frappe le visiteur au-delà de la diversité des sujets et des approches, c’est la difficile datation des œuvres réalisées. Lorsque la mission photographique de la DATAR a été lancée, j’avais quatre ans. Mais il m’est impossible de déterminer si les photos en couleur de Robert Doisneau prises à Créteil et à Bagnolet datent des années 1980 ou du début des années 2000. La fourchette se rétrécit légèrement en vérifiant que sa mort survient en 1994, mais enfin qu’est-ce qui a changé dans les banlieues et les villes nouvelles entre les années 1980 et les années 2000  ? Mis à part les modèles des voitures (et la rénovation urbaine, certes), difficile d’identifier des changements manifestes. Tout comme les lieux sans qualité immortalisés par Raymond Depardon dans son tour de France des sous-préfectures, les photographies de ces Paysages français sont contemporaines du spectateur, mais indatables. L’ensemble est désagréablement familier.

Robert Doisneau, Mission photographique de la DATAR, Série « Banlieue d’aujourd’hui, dans les banlieues et villes nouvelles de la région parisienne » Tours Mercuriales, Porte de Bagnolet, Bagnolet (Seine-Saint-Denis), 1984 – © Robert Doisneau / GAMMA-RAPHO

Dès lors, un constat s’impose : à l’orée des années 1980, lorsque la mission lance ses photographes-documentalistes sur les départementales, les rond-points et les parkings de supermarché, « la France moche » n’est plus un horizon d’aménagement : elle est devenue la norme sans que personne ou presque ne s’en rende compte. Qu’on la célèbre (très rarement), qu’on la rejette (la plupart du temps) ou qu’on s’en accommode (quotidiennement), cette France moche, selon l’incontournable expression forgée par deux journalistes de Télérama en 2015 (soit une trentaine d’années après son apparition), s’impose à l’habitant comme au touriste.

Si les photographies de la mission sont indatables, elles sont également difficilement localisables. Les séries consacrées aux paysages de consommation et à son back office (parkings, abords des hypermarchés et des parcs d’activité commerciale, zones de logistique et de transit), d’habitat (grands ensembles, lotissements, anciennes fermes et maisons isolées à la campagne) et de travail (open space, tours de bureau, parcs d’activité, agences ANPE) pourraient avoir été réalisées partout, ou plus exactement nulle part.

Le potentiel esthétique des non-lieux

Après les Trente Glorieuses et l’épisode Mai 68, les historiens montrent que la modernisation des moeurs et des comportements des Français se sont poursuivis en sourdine, sans événement structurant ni symbole particulier, alors même que le moteur de la croissance avait été stoppé. De même, l’urbanisation du pays ne s’est pas arrêtée avec la fermeture de sa séquence « glorieuse ». À la grammaire de l’urbanisation triomphante et célébrée des années 1960-1970 – autoroutes et  rocades, parcs et tours de bureaux, villes nouvelles ou grands ensembles de banlieue – ont succédé de nouvelles formes urbaines, qui se sont installées sur le territoire plus subrepticement : les zones pavillonnaires ont prospéré plus tardivement (le pic de croissance périurbaine correspondant au tournant des années 1970-1980), tout comme les espaces commerciaux de périphérie si unanimement décriés aujourd’hui. Le tout contribuant à créer de l’urbain diffus, mal défini, mal appréhendé et mal – ou plutôt pas – représenté dans les productions culturelles.

Bertrand Stofleth Série « Rhodanie », 2007-2014 Villeneuve, Lac Léman, piscine communale Les Marines, 2013 © Bertrand Stofleth Collection particulière

Pour être clair, il est difficile de déterminer ce qui, dans les paysages exposés, est attribuable à l’action de la DATAR, plus généralement à la planification de l’Etat, et ce qui est une conséquence de la « ville franchisée », quand le territoire va se transformer dans le contexte de décentralisation et du développement d’initiatives privées, un passage de relai qui a lieu au cours des années 1980. Sans doute ce qu’on « admire » à la BnF est-il le résultat et l’aboutissement des deux logiques.

Plus largement, c’est une pratique généralisée du zonage (qui catégorise et labellise les paysages pour les normer jusque dans leur appellation  – l’horrible terme de « territoires ») qui est documenté dans l’exposition Paysages français. Vivre dans cette France made in DATAR, c’est partager son quotidien entre espaces commerciaux, parcs d’entreprise, pépinières, zones d’activité de toutes sortes, ilots piétonniers, pôles universitaire, HLM, technopoles, aires de repos et espaces récréatifs. Rien de surprenant à voir la vie sociale encerclée de toutes parts (jusque dans la bureaucratisation des noms de lieux) par l’ambition aménagiste, puisque la DATAR n’hésite pas à l’époque à « investir le champ de la quotidienneté ». Influencés par la géographie marxiste (en particulier l’oeuvre critique d’Henri Lefebvre sur  « la vie quotidienne dans le monde moderne »), tout en partageant la foi de leur époque dans le progrès, ses ingénieurs ont l’ambition d’intervenir dans tous les domaines de la vie du Français moyen…

Geoffroy Matthieu et Bertrand Stofleth. Paysages usagés. Observatoire photographique du paysage depuis le GR2013

Ce qui aboutira à un curieux mélange de planification bureaucratique et de réel souci d’épanouissement des masses, caractéristique des utopies urbaines. « C’est ainsi que va naître le phénomène des « villes nouvelles » qui prétend faire du « quotidien » – travail, vie privée et familiale, loisirs – un objet de l’organisation sociale planifiée dans une perspective d’optimisation de la rentabilité des investissements ». C’est ce qu’écrit Josée Landrieu, chef de projet des scénarios de prospective publiés par la DATAR en 1968…

Poésie de supermarchés et romans d’autoroute

Ces Paysages français révèlent un phénomène culturel très troublant. Ces territoires de la France des décennies qui suivent les Trente glorieuses, marquées par la fin des années de croissance et l’entrée dans la globalisation, n’existent quasiment pas dans l’imaginaire collectif : ils constituent une sorte d’impensé paysager, ce qui est d’autant plus gênant que ces transformations sont désormais omniprésentes.

Les films des Trente Glorieuses montraient la rapidité de certaines évolutions en particulier à l’abord des villes. Les grues y sont légion, les grands ensembles surgissent sur les écrans, les Français en pattes d’eph’ roulent dans leurs Peugeot 404 et se rendent dans des aéroports ultramodernes… La nouvelle France est alors mise en scène car tout le monde a conscience de cette nouveauté. Des expressions comme « société de consommation », « société industrielle » ou « société du spectacle », apparaissent à cette même époque. Non content d’être représenté au cinéma, le paysage en transformation devient parfois le sujet principal du film.

L’urbanisation et le « genre de vie » qui l’accompagne forment la trame de Playtime de Jacques Tati (1967), qui reconstitue un décor pastichant un Paris ultramoderne au point d’en être devenu méconnaissable et générique. Même focalisation dans Deux ou trois choses que je sais d’Elle de Jean-Luc Godard (sorti la même année). Le « Elle » du titre se réfère à la région parisienne elle-même, et le film s’ouvre sur un commentaire chuchoté en voix-off du réalisateur, qui porte sur les finalités du schéma directeur d’aménagement urbain de la région parisienne qui lance de grands travaux de construction en banlieue (spoiler : ça vieillit mal).

Deux ou trois choses que je sais d’elle​, ​Jean-Luc Godard​ (1967)

En comparaison de cette fascination vintage pour l’urbanisation du pays, la nouvelle France des quarante silencieuses a été longtemps occultée. Pire : un genre de cinéma populaire maintient en vie artificielle une France des villages et des modes de vie traditionnels marqués par l’esprit de clocher, la solidarité, les spécificités régionales (le plus emblématique étant bien sûr Bienvenue chez les Ch’tis).

Alors que les réalisateurs des Trente glorieuses s’attardaient sur l’aménagement du territoire, souvent dans une perspective très critique et nostalgique, c’est moins la « laideur » et l’inhospitalité qu’on reproche désormais à notre territoire que sa banalité, ce qui explique que cette France ait pu rester si longtemps un non-sujet culturel, absent des écrans et donc des représentations. Car posons la question : où sont nos rond-points, nos lotissements pavillonnaires, nos pôles de compétence, nos cités de l’emploi, nos zones d’activité commerciale ? Longtemps, ces lieux furent invisibles dans les productions culturelles. Il existe certes une exception notable à cette cécité : la banlieue, dont la crise va devenir un genre cinématographique à la fin du siècle dernier. Il est intéressant de noter que ce sont précisément les grands ensembles, la forme urbaine la plus conspuée des Trente glorieuses, et la seule à avoir fait l’objet d’une interdiction de construction (par une circulaire en 1973), qui s’intègre à la pop culture française à cette époque, en raison des questions sociales et de ségrégation qu’elle a fait émerger.

La rue Nationale à Tours, un décor parfait2 pour y faire errer une foule de revenants français (« Les Revenants » de  Robin Campillo, 2004)

Au-delà des grands ensembles, qui n’épuisent pas la diversité de l’urbanisation récente de la France, une géographie de ces non-lieux, selon l’expression de l’anthropologue Marc Augé forgée au coeur de la période (en 1992), s’est progressivement intégrée à notre imaginaire. Le non-lieu désignant pour son inventeur l’inverse d’un lieu anthropologique, c’est à dire un lieu dénué d’histoire, de relations approfondies entre ses occupants ou ses visiteurs et surtout d’une identité (les hall d’aéroports, les aires d’autoroutes ou les centres commerciaux en constituent des cas typiques). Petit à petit, nous avons commencé à voir des films et à lire des romans qui se déroulaient dans ces nouveaux espaces, avec des personnages qui, à défaut de s’y sentir à leur aise, les habitaient au quotidien.

Christoph Sillem, A world around Disney. -Le photographe a réalisé une série dans les lotissements pavillonnaires de Marne la Vallée

Les essais et nouvelles de Bruce Bégout et Eric Chauvier, tous deux publiés par les éditions Allia, situent leurs réflexions et intrigues dans ces lieux de la nouvelle banalité. Ces auteurs alternent d’ailleurs recherche théorique et fiction pour appréhender l’environnement urbain qui nous entoure. La dernière partie de l’exposition Paysages français, qui présente des travaux plus récents, va jouer spécifiquement sur ce malaise que suscitent les environnements de l’hyperréalité à la française3. Comme la série au titre évocateur « Hexagone – Le paysage fabriqué » du photographe Jürgen Nefzger, ou celle de Christoph Sillem dans les lotissements de Val d’Europe (Marne-la-Vallée) autour du site Euro Disney. Un univers décrit comme une vision à la Truman Show d’un village français du XIXème siècle.

Marion Gambin France (s) territoire liquide Série « Entre deux lieux » Aire d’autoroute, France, 2013 © Marion Gambin, Bourse de la Fondation de France, Highway Television, Sanef Courtesy label Expositions – Delphine Charon, Paris

Cette « poésie paradoxale, de l’angoisse et de l’oppression, [qui] a pu naître au milieu des hypermarchés et des immeubles de bureau », a été théorisée par Michel Houellebecq4, en même temps qu’il en est devenu un des principaux chefs de file5. Quelques photos de Houellebecq sont d’ailleurs exposées à la BnF dans le cadre de Paysages français. Et certaines des séquences qui rythment l’exposition résonnent avec les oeuvres du protagoniste de La carte et le territoire (qui valut le prix Goncourt à Michel Houellebecq), l’artiste contemporain Jed Martin.

C’est le cas en particulier de la séquence consacrée aux modes de travail dans les années 1980-1990. Ces portraits de Français au travail, comme « Nathalie Mertens, vendeuse supermarché Carrefour Bourges, 7 août 1984 », semblent sortis de la  « série des métiers simples » de l’artiste fictionnel de Houellebecq. Les œuvres de ce dernier s’intitulent par exemple « Maya Dubois, assistante de télémaintenance » ou « Ferdinand Desroches, boucher chevalin ».

Jürgen Nefzger, « Panoramic view of the New Town of Cergy-Pontoise », France, 2000, Hexagone – The manufactured landscape © 2012 by Jürgen Nefzger

Ce que montre cette exposition, c’est finalement l’entrée dans une France de la seconde modernité qu’on appelle encore « réflexive », c’est à dire qui se regarde elle-même et se considère désormais avec détachement comme objet d’analyse. Chaque visiteur de l’exposition est invité à porter sur sa société et son environnement quotidien le regard détaché et analytique d’un ingénieur de la planification urbaine, ou celui d’un ethnologue des modes de vie occidentaux, comme si cet environnement quotidien était devenu lui-même exotique et mystérieux.

Tous ces nouveaux paysages français sont tour à tour moches, inhospitaliers, monumentaux, étranges et, parfois, touchants à défaut d’être beaux. Ils ne sont d’ailleurs plus si nouveaux, et ils sont là pour rester. L’exposition de la BnF prolonge un mouvement culturel qui a démarré au tournant du millénaire, avec la prise en compte de réalités urbaines qu’on avait longtemps occultées. Une sorte de devoir de regard national qui se diffuse dans la société, comme il existe un devoir de mémoire des périodes du passé qu’on avait préféré garder sous le tapis.

  1. L’exposition peut également être visitée virtuellement ici []
  2. Le réalisateur expliquait son choix dans le quotidien régional La Nouvelle République : « Quand j’ai trouvé Tours, j’étais vraiment content, s’enthousiasme-t-il à l’époque. C’est une ville comme reconstruite, l’architecture de la rue Nationale réunit des espaces très cosys, rassurants. Je voulais tourner dans une ville nouvelle, formatée pour le bien-être de l’après-guerre, une ville presque sociodémocrate ! » []
  3. Néologisme du philosophe Jean Baudrillard pour désigner la simulation de quelque chose qui n’existe pas vraiment []
  4. Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », Rester vivant et autres textes []
  5. Au point que des articles et thèses sont consacrés aux non-lieux dans ses romans – comme ici et []

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