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Sauvez le Bâtiment 7 ! Sémiologie des grands ensembles dans la culture rap

Le 2 avril 2020 - Par qui vous parle de , , , dans , , parmi lesquels , , , , , , , , , ,

Aujourd’hui, Street Press sort un documentaire consacré au fameux Bâtiment 7. Ce lieu ne vous dit peut-être rien. Il a pourtant été érigé au rang de « monument » par un pan de la culture populaire – celui du rap français. Le Bâtiment 7 – ou « Bat 7 » pour les intimes -, c’est une tour de logements du Parc aux Lièvres, un quartier de grands ensembles situé à Evry, dans l’Essonne (91). Le PAL était un quartier sans histoire il y a de cela deux ans, moment où le jeune rappeur Koba la D s’est fait connaître à plus grande échelle.

« VII », le premier album de Koba, qui montre le « QG central » en arrière plan

Le Bat 7, lieu saint du 91

Lorsque les jeunes du quartier racontent ce qu’est le bâtiment 7, ils précisent que c’est là où « tout a commencé », où « tout se passe » : les freestyles, les bêtises, les souvenirs, bref la vie. Et la poignée de rappeurs qui sont passés par là lui rendent hommage dès qu’ils en ont l’occasion.

« J’me rappelle j’avais rien, j’traînais tous les jours dans l’bât 7 / J’enchaînais joint sur joint, quand j’étais chaud j’allais voler » 

« Bat’ 7 le nouveau monument, un p’tit moment que j’demande plus rien à maman » – Koba la D

Même Martine a percé grâce au Bat 7

C’est en quelque sorte une deuxième mère, celle qui veille sur sa portée lorsque cette dernière quitte le domicile familial pour s’abandonner à la rue et aux activités illicites. C’est un véritable lieu de construction pour ces jeunes gens. Ils le sanctifient car c’est celui qui a « tout vu » sans jamais rien dire à la police ou aux parents1. Par extension, il est devenu une force protectrice, un lieu sacré.

Le Bat 7 a même son propre compte Twitter. Quand son fiston est en showcase, la maison-mère s’inquiète

Lorsque un journaliste de Konbini s’interroge sur ce que dirait le Bat 7 s’il pouvait parler, le rappeur Bolémvn répond, dans une interview croisée avec Koba : « « Putain, j’ai créé des bons gosses. » Je suis sûr qu’il serait fier de nous. » Le bâtiment c’est finalement celui qui a permis aux artistes de percer, parce qu’il était là pour héberger toute leur créativité, leur ennui, la violence et les histoires du quartier en général.

« Si le bât. 7 pouvait parler, il te raconterait des dingueries frérot. Il a son histoire. » – Koba la D pour Konbini

En analysant un peu l’imaginaire qui ressort de ce lieu, on dirait qu’il finit par remplacer les figures d’autorités et systèmes officiels défaillants. Ce n’est certainement pas l’Education nationale, la Mairie, Pôle Emploi ou la MJC locale que ces rappeurs vont remercier pour ce qu’ils sont devenus aujourd’hui.

« J’ai le grand honneur de remettre au nom de la ville d’Evry à Koba, le disque d’or, dans ce magnifique bâtiment 7. N’oubliez pas que l’entrée est payante, elle est de 5 euros. »
Dans le clip du titre « ORgueilleux », Koba la D fête son disque d’or devant le Bat 7. Le (faux) maire d’Evry et d’autres élus locaux sont présents pour récompenser le rappeur de 18 ans (qui fume un gros oinj devant l’équipe municipale sans que cela ne choque personne). 

Rappelons que la ville d’Evry n’est pas connue pour être gérée de la plus clean des façons, dans un département où les fraudes et autres affaires de corruption ne manquent pas2. On peut alors soupçonner que le « décrochage » des jeunes, et par extension leur choix de voies professionnelles alternatives, peut d’une certaine manière être encouragée par la déchéance des pouvoirs publics en place à l’échelle urbaine.

La boîte de production du clip « ORgueilleux » et les internautes s’amusent de la présence municipale devant le monument du Parc aux Lièvres (en commentaires sous la vidéo Youtube)

Probablement abandonné par les pouvoirs publics, ce bâtiment a, par la force des choses, été réhabilité par les jeunes du quartier. Cette situation s’accompagne forcément de problèmes de voisinage et de délinquance, qui vont souvent de paire avec cette liberté prise par les jeunes. Celle d’y « vivre » tout un tas de choses pendant leur temps libre. Sans forcément y habiter, d’ailleurs.3

Les patrouilles de police devant le Bat 7 (allégorie)

C’est de fait le point de départ de l’attachement fort des jeunes à certains bâtiments du quartier. Ceux qui ne sont pas « minés » par une quelconque figure d’autorité, mais entièrement (ou presque, cf les habitants) aux mains de la jeunesse locale. Un peu comme dans le film d’action indonésien The Raid (2011) où le quartier général de la mafia de Jakarta est installée dans un immeuble miteux et réputé imprenable.

Le bâtiment, nouvel incubateur des arts de rue ?

Depuis Koba, une flopée d’autres jeunes rappeurs revendiquent leur filiation avec le Bat 7, comme on le voyait auparavant vis à vis d’un quartier, d’une ville ou d’un département. Comme le disait l’un des parrains du journalisme rap Genono dans un article consacré à la scène rap d’Evry :

« La percée conjointe de toute l’équipe du désormais fameux Bâtiment 7 fait aujourd’hui office de potentiel détonateur, la prophétie énoncée par l’Évryen Zekwe en 2015 étant enfin sur le point de se réaliser : « suffit qu’un seul perce donc on attaque à dix-mille comme les spermatos sur l’ovaire ». »

« Blaze, Bâtiment, Quartier » : le « ASV » des grands ensembles.

C’est donc l’importance prise par l’échelle restreinte du bâtiment, dans le processus de construction de l’identité des artistes, qui nous marque et que l’on souhaitait souligner ici. Le fait qu’un documentaire centré sur le « Bâtiment 7 » soit produit par des journalistes de Street Press montre bien qu’il se passe un truc.

Depuis longtemps, le hall d’immeuble est au cœur des représentations de la vie quotidienne des jeunes de quartier. Les références ne manquent pas dans le rap, comme l’analysait il y a quelques mois Louis Moulin dans son billet-hommage au premier album du groupe 113 dans ce mêmes colonnes :

« L’enracinement territorial se fait même à une échelle plus fine encore que celle du quartier : celle du hall d’immeuble “Aux habitués du hall 13” peut-on entendre à la fin de “Ouais gros”. Le hall 13, c’est l’un de ceux du 113, rue Camille-Groult, celui dans lequel vit Rim’K. Le topos est également connu : on ne compte plus les clips de rap tournés dans les cages d’escaliers ou – nos préférés – sur les auvents des porches d’entrée de bâtiments. Et, là encore, c’est un attachement quasi-maternel qui s’exprime. « 

Dans Dheepan (2015) de Jacques Audiard, les dealers du quartier contrôlent la zone dans une mise en scène impressionnante

Dans Les Misérables (2019) de Ladj Ly, le combat final entre les gosses du quartier et les flics est déclenché au coeur même d’un bâtiment d’habitation. Les petits maîtrisent clairement les moindres recoins de la tour, et la police est d’emblée désavantagée dans le rapport de force qui s’opère

La vie des jeunes au quartier a donc une forte territorialité, que ces derniers décident de se mettre au vert en campant sur un canapé abandonné au beau milieu de la cité, qu’ils attendent leurs clients devant les boîtes aux lettres du hall, ou qu’ils fassent le guet sur le toit. Parmi tous les lieux de vie de la cité, le bâtiment s’est donc teinté d’un imaginaire particulièrement fort ces derniers temps. Les réappropriations fantasmées ou symboliques fusent dans les clips de rap, pour notre plus grand ravissement. On vous a fait une petite sélection ci-dessous.

Gambi, en peignoir dans le Bat 4, fait sa toilette avant de charbonner dans le hall

La mixtape « Laspé » sortie par Yaro en février attribue au bâtiment une atmosphère étrange, coincée entre le coffee shop amstellodamois et la base de lancement

Dinos s’y marie, dans le clip quelque peu émo du titre « Oskur »

Vous l’avez compris, le bâtiment c’est là que tout se passe, les meilleurs comme les pires moments. Et si, dans un contexte grinçant de politique de la ville, ce lieu sacré était finalement voué à disparaître ? Et si tous ces hommages et cette créativité n’étaient finalement qu’une oraison funèbre avant la démolition des erreurs urbanistiques du passé ?

La béatification du Bat 7 est en cours

Ce que ne nous disent pas les lyrics des rappeurs, mais que l’on l’apprend assez rapidement dans le teaser ci-dessous (ou dans des interview plus anciennes), c’est que le Bat 7 sera bientôt détruit.

https://twitter.com/Kodes_7_levrai/status/1242176238980157446

En 2018, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, l’Etat, la ville d’Evry et l’agglomération Grand Paris Sud se sont ainsi officiellement engagés dans un programme de rénovation urbaine comprenant, entre autres, la démolition de 380 logements du Parc aux Lièvres. De ce point de vue, ne pourrait-on pas voir une sorte de catharsis mémorielle dans la revendication frénétique de cette filiation au Bâtiment 7 de la part des jeunes rappeurs ?

Les commentaires YT sous les clips de rap, les nouvelles plaques commémoratives 2.0 ? (NDLR: La pétition pour inscrire le Bat 7 au patrimoine mondial de l’UNESCO existe vraiment)

Inévitablement, la démolition prochaine de la dalle du Parc aux Lièvres ne fait que raviver un débat bien connu sur les bienfaits et méfaits de l’ANRU.

« Convaincus que les démolitions favorisent la « mixité sociale » – elle-même susceptible d’être un remède efficace à la question sociale et urbaine des quartiers à habitat social –, nombreux sont les décideurs locaux et les urbanistes à encourager une conversion des zones résidentielles en zones urbanistiques aux fonctions diversifiées. Si dynamiter des bâtiments symboles d’anomie, de pauvreté et de « communautarisme » (Baudin et Genestier, 2003) peut sembler à quelques-uns la réponse la plus appropriée pour lutter contre les effets du cumul des disparités et des difficultés socio-économiques, d’autres l’envisagent comme une réorientation profonde de la Politique de la ville, devant faire face aux effets pervers de la territorialisation des problèmes sociaux. »

« Contre les démolitions, la patrimonialisation d’un savoir-habitant ? »
((C’est pas nous qui le disons, c’est un rapport de 111 pages datant de 2008)), on dirait bien que le processus est en cours sur Internet

« Cependant, quelle que soit leur finalité politique, peu de décideurs politiques et d’opérateurs de la Politique de la ville connaissent les répercussions des démolitions et du relogement sur les conditions de vie des habitants ainsi que sur leurs modes de coexistence. » – Sylvia Faure, « De quelques effets sociaux des démolitions d’immeubles. Un grand ensemble hlm à Saint-Étienne« , dans Espaces et sociétés, 2006

En creusant un peu, on apprend notamment que plusieurs structures locales « se sont réunies pour lancer le projet « Mémoire Parc aux Lièvres ». Forts d’expertises dans divers domaines (vidéo, arts plastiques, photographie, éducation, insertion et même écriture), le collectif s’est lancé le défi de retranscrire l’histoire collective du PAL et ce notamment lors du FestiPAL«  , un festival artistique dédié à l’Histoire et la Mémoire du quartier. Un peu comme ce qu’il s’est passé à La Courneuve (93) pour la Cité des 4000.

Le Parc aux Lièvres, c’était mieux avant

Un reportage France 24 intitulé « Sauver la mémoire d’un« village » » datant de l’an dernier interroge ainsi différents habitants sur ce qu’ils pensent du plan de rénovation urbaine en cours. On y apprend sans surprise que le Parc aux Lièvres est un projet utopique des années 1970 qui a connu des jours meilleurs, notamment lorsque la dalle centrale ne souffrait pas de désertification commerciale.

« Il ne nous reste plus qu’une boulangerie qui fait également kebab, la pharmacie et la Poste qui ouvre de temps en temps. Rien que pour récupérer des colis, nous sommes obligés d’aller au bureau de Poste de la mairie annexe… Ce qu’il nous faut, ce sont des commerces. Il faut remettre de la vie dans ce quartier. » – lit-on sur Le Parisien

Pour d’autres Batiments 7, se battre a porté ses fruits. Pourquoi pas celui d’Evry ?

Pourtant, ce n’est pas une revitalisation du quartier qui est prévue. C’est bel et bien une destruction, et une reconstruction dans un format quelque peu embourgeoisé que l’avenir réserve au Parc aux Lièvres. C’est sur ce point que l’on mesure entièrement le traumatisme vécu par les populations délogées, contraintes de quitter des lieux profondément familiers pour un ailleurs incertain et rarement meilleur.

La vue feuillue sur la Pagode Khánh-Anh d’Evry  < Le 17e étage du Bat 7

Pour minimiser la déchirure, on espère au moins que l’agence chargée du projet a prévu une plaque, un totem, une fresque ou n’importe quel monument dédié à la commémoration du Bat 7. Au pire, vue la créativité de ses occupants actuels, on imagine bien que le rite de mémoire sera effectué de manière informelle, peu importe la configuration que prend la transmission aux générations futures.

Dans le clip de « Mortel« , Koba a institutionnalisé la vente illégale de cannabis local en transformant le Bat 7 en véritable comptoir à weed

En tout cas, si jamais l’ANRU, la ville et l’agglomération Grand Paris Sud changeaient soudainement d’avis en remplaçant la démolition par une reconversion du bâti existant, il semblerait que Kob la D et ses potes ont une petite idée de ce qu’il pourrait devenir demain… Les rappeurs, ces prospectivistes qui s’ignorent !

  1. S’il y a un jour eu des caméras de surveillance dans cet immeuble, j’imagine qu’elles reposent en paix à l’heure qu’il est []
  2. Les frères PNL en parleront mieux que nous. Leur père n’est autre que René Andrieu, « un bandit proche de Serge Dassault » – l’ancien maire corrompu de Corbeil-Essonnes. On ne fera pas un top 10 des voyous politiques du 91 même si c’est tentant. []
  3. Dans l’interview croisée citée précédemment, Koba et Bolémun précisent tous les deux qu’ils logent dans d’autres bâtiments du quartier. []

1 commentaire

  • La solution de facilité c’est de détruire ces barres d’immeubles de partout dans les banlieues françaises comme si elles étaient responsable de tous les problèmes.
    C’est surtout le manque de ressources des habitants et par conséquent d’entretien des immeubles qui ont contribué à la dégradation de la vie dans ces quartiers.
    Mais est-ce qu’en étalant les banlieues dans des immeubles de 4 étages et en simulant une mixité sociale cela suffit à résoudre les problèmes de fond ?
    Réponse des politiques dans 30 ans… quand toutes les nouvelles constructions auront commencé à se dégrader !

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