2 juin 2015
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Sephora s’installe : la fin de (la) Belleville ?

Le 2 juin 2015 - Par qui vous parle de , , dans parmi lesquels ,

En comparaison des sulfureux grincements provoqués par l’arrivée d’une arrogante brasserie à Barbès, l’ouverture d’un Sephora à Belleville quelques mois plus tôt aura nettement moins fait parler d’elle sur la Toile. Quelques articles avaient bien mentionné cette arrivée – concomitante à la stigmatisation du quartier (parmi d’autres) par une certaine chaîne d’information américaine -, mais peu étaient allés plus loin. Et c’est quelques semaines plus tard que nous avons rencontré l’intrépide Eric Wang, auteur du billet qui suit. Économiste de formation, fraîchement passé consultant chez Carbone 4, ce jeune citadin est venu chanter dans nos colonnes les louanges du Belleville qu’il a tant aimé. Terre de son enfance, point de rendez-vous idéal pour boire un verre, sur cet îlot du XXe souffle en effet l’air du changement. C’est du moins l’avis de notre invité qui nous ouvre son cœur d’ancien local, et son regard d’urbanophile aiguisé – bien évidemment très personnel.

« No-go zones » selon Fox News, « must-go zones » selon la Mairie de Paris, Belleville est l’un des quartiers emblématiques du nord-est parisien, et le 137 rue du Faubourg du Temple l’un de ses points névralgiques. L’arrivée toute récente d’un nouvel acteur, l’enseigne de cosmétiques Sephora, amorce-t-elle une nouvelle ère pour ce territoire si particulier ? De l’arrivée massive des prostituées chinoises depuis quelques années, et celle plus récente de colons-gentrifieurs, l’installation de ce magasin symbolise presque à elle seule la mutation en cours de ce quartier, et de tant d’autres à travers les métropoles. Sephora, Sephora, qu’annonces-tu avec tes senteurs parfumées ?

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« Sephora et son agence BETC lancent une campagne de communication surprenante et différenciante »

« L’évidence du parfum possède une conviction irrésistible »*

La présence inédite de cet acteur dans le paysage bellevillois met en évidence l’avancée des grands acteurs du commerce urbain dans ce secteur, longtemps délaissé par les franchises – à l’exception des enseignes de fast-food. La zone de chalandise étendue, Sephora peut désormais accéder au nord-est parisien, mais surtout au bas de Belleville.

Et l’on comprend aisément la logique économique sous-jacente, au regard des évolutions récentes du quartier. Celui-ci n’a, en effet, jamais été aussi attractif. Sur la ligne 11 du métro, tout le monde ou presque descend à la station Belleville. Que ce soit en journée ou en soirée, on y a toujours bien mangé (inutile de préciser que les amateurs de cuisine asiatique y sont au paradis), et on y fait encore plus la fête qu’hier. La nuit y est douce car le cadre urbain possède une véritable identité, à laquelle de nombreux bars à la mode sont venus se greffer ces dernières années. Le tumblr WTF Belleville (et son succès sur la toile) – qui recense des incongruités dénichées dans les rues du quartier – représente sa meilleure carte de visite. On souhaite revenir dans ce lieu, ni trop grand ni trop petit, « à échelle humaine » comme on dit parfois, car on y retrouve un peu de ce Paris disparu – et qu’il est habituel de mythifier.

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Photo volée à l’article « Question de confiance » sur Stopmonop

Un terrain probablement idéal pour Sephora qui, d’apparence, ne se tourne plus exclusivement vers sa clientèle-cible historique (essentiellement féminine et âgée de 40 à 60 ans). Sur le marché français, l’une des nouvelles priorités du géant du fard serait aujourd’hui de conquérir et de fidéliser une population plus néophyte : dans la tranche 20-35 ans, de classe moyenne mais aussi plus masculine, adepte d’essais cosmétiques en magasin et des services à la personne associés. Un public émergent à Belleville, processus de gentrification oblige, le quartier populaire devenant une véritable mine d’or pour les classes créatives en quête « d’authenticité » urbaine… Sephora, flairant le bon filon, a bien compris comment rajeunir ses chalands. Serait-ce cette même stratégie qui avait poussé la marque à s’installer, quelques années plus tôt, dans le quartier à l’époque prometteur de Strasbourg Saint-Denis ?

L’ouverture de l’enseigne ne représente que le préambule d’une nouvelle page de l’Histoire de Belleville. L’offre alimentaire des restaurants et supermarchés internationaux se voit désormais dépassée par une offre cosmétique d’un nouveau genre. La haute valeur ajoutée de ses produits, et le cachet  que porte la marque de fragrance, représentent une nouvelle étape dans le développement territorial du secteur. Sa population change et le bâti aussi. Les deux éléments se renforcent et contribuent à la mutation de sa nouvelle peau citadine. Ils légitiment surtout l’installation de nouveaux résidents. Belleville, Belleville, commencerais-tu à être franchement branchouille ?

« elle pénètre en nous comme dans nos poumons l’air que nous respirons, elle nous emplit, nous remplit complètement »*

La population locale, issue des différentes vagues d’immigrations, est aujourd’hui diluée, expropriée. Spatialement, elle se voit dépossédée par les gentrifieurs en quête de lieux inédits, dans un Paris qui court toujours plus vite et toujours plus fort. Plus jeunes et plus éloquents, ils sont surtout à la recherche de leurs identités. Ils la trouvent en déambulant dans les rues décrites par Romain Gary, sur les tables d’écoles du Café Chéri(e) ou près des néons rouges des Folies ; ils aspirent finalement à faire partie du décor de la rue Denoyez  : pastel ou acide, au gré des saisons.

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Issu du meilleur tumblr urbain : WTF Belleville

Les résidents d’aujourd’hui et d’hier donnent le la à ceux de demain. Leurs mémoires s’incarnent dans les fresques célèbres du quartier, que ce soit sous celle de Ben (Il faut se méfier des mots) ou celle de Jean Le Gac (Rendez-vous à l’angle des rues de Belleville et Julien Lacroix). L’histoire de nos parents est déjà inscrite sur ce territoire. Ce dernier inspire les récits des visiteurs de passage par son offre multiculturelle. Belleville intègre les populations en leur offrant un choix culinaire « typique » et abordable. On connaît Belleville car on sait où y manger, et où s’y balader. À la manière d’une belle cité idéale, on trouve un petit bout des cinq continents dans ses restaurants à raviolis, à poissons, à briks et autres.

« il n’y a pas moyen de se défendre contre elle. »*

Loin du déclin – comme en témoignent donc l’installation de cette classe créative et l’intérêt croissant des grands acteurs commerciaux -, le « village » d’hier atteint désormais une autre étape de son développement. Mais qu’est-ce que signifie alors – ou signifiera, à terme – cette évolution pour la vie du quartier ? Est-ce la légitimation urbaine de la nouvelle population à mieux s’y territorialiser ?

Pour ses habitants d’hier et d’aujourd’hui, la crainte est incarnée par le fait de se voir dépossédés par les habitants de demain. La culture locale arrive à un point critique, et voici le scénario du pire : inflation du foncier et des bouchées vapeur, la pinte de bière va atteindre un prix plus « parisien » – on pensera aux tarifs pratiqués par la Brasserie Barbès pour s’en convaincre… Nous serions alors en présence de la fin de la belle vie à Belleville : fuite des locaux en périphérie et de ses inconditionnels, on ne saura plus où acheter son tofu. La boulangerie sera devenue tellement chic et branchée, que même mes parents voudront rentrer au pays.

*Tous les intertitres sont tirés du Parfum de Patrick Süskind, 1985

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