L'observatoireArticles

Les architectes dans la tess : satire du Grand Paris par la jeunesse

La semaine dernière, complètement par hasard, nous sommes tombés sur une vidéo Youtube réalisée par des jeunes humoristes de la Courneuve qui parodiaientt une réunion d'architectes. Le résultat est aussi malin qu'hilarant, alors on s'est dit que notre lectorat ne pouvait pas passer à côté !

Sur le blog, on ne s'est finalement jamais penchés sur la représentation des métiers de l'aménagement dans les cultures populaires. Si l'analyse des villes fantasmées, mises en scène dans les oeuvres de fiction, est une aubaine pour alimenter les inspirations et réflexions propres aux métiers de l'urbanisme, un regard sur l'imaginaire de ces derniers semble tout aussi édifiant...

Le 13 mars 2018 - Par qui vous parle de , , dans , parmi lesquels , , , , , , , , , , , , ,

Publiée sur Youtube en décembre 2017, la vidéo met en scène M9 Empire, « des jeunes humoristes venant de La Courneuve » (Seine-Saint-Denis). Si la petite équipe compte une vingtaine de courtes vidéos sur sa page Youtube,  celle qui nous intéresse a été réalisée dans un cadre spécifique. Elle participait de fait à l’animation d’une émission citoyenne et courneuvienne nommée LC Mag’. La deuxième édition du magazine, mise en ligne en novembre dernier, était ainsi consacrée à un débat de société intimement lié aux questions d’urbanisme, d’aménagement, et plus précisément de certaines zones urbaines comprises dans le projet Grand Paris, « avec une question centrale, bien ancrée dans la réalité locale : Faut-il démolir les tours en banlieue ?« .

Les cinq Youtubeurs ont ainsi joué le jeu en tournant un sketch reprenant une thématique proche du débat de l’émission. Au lieu d’évoquer directement la rénovation urbaine et la démolition des grands ensembles, ces derniers ont préféré se mettre dans la peau d’architectes-urbanistes réunis pour brainstormer sur des logements futurs. Entre querelles de pouvoir, stagiaires oppressés et idées absurdes, l’audition convoque les grandes lignes de force du projet urbanistique : des matériaux des bâtiments à la qualité de vi(ll)e, en passant par la desserte des lieux en transports en commun… On vous laisse apprécier le débat !

Logement collectif VS imaginaire collectif

Murs en carton, appartements-pharmacies1, demi-tours… Autant d’idées cocasses (tantôt cauchemardesques, tantôt amusantes) proposées par les architectes en herbe de cette table ronde parodique. Entre satire et fantaisie, le sketch de M9 Empire fait évidemment allusion à des enjeux urbanistiques tant historiques que contemporains, que l’on ne connaît que trop bien dans nos métiers. Surtout, la grande problématique pointée par les jeunes courneuviens est une dimension essentielle de la fabrique de la ville contemporaine : le rôle des habitants dans le processus de conception urbanistique, et de fait, la place allouée aux usages futurs des espaces en construction. En 1997, le chercheur Mohamed Madani évoquait notamment cette conjecture du secteur de la construction au Maghreb :

« La manière de concevoir le travail de conception et de production du cadre bâti et sa diffusion sociale n’a pas pu contribuer à la propagation d’un certain état d’esprit pour qui, tout simplement, l’usager en tant qu’acteur n’existe pas. Il est effacé.

Aujourd’hui, le concepteur lui même fait le constat des effets de cette méprise sur la qualité du cadre de vie produit :  « Les participants ont constaté que la qualité du cadre bâti et du fonctionnement urbain ne répond pas aux aspirations du citadin. Les modes de croissance urbaine tendent à se dégrader, à dégrader la qualité de l’environnement et à déséquilibrer l’éco-système urbain. »2 » – « Le travail de conception : les représentations des architectes/urbanistes« 

La célèbre barre Balzac de la Cité des 4000 (cf le clin d’oeil final dans la vidéo de M9 Empire), jugée en 2009 et démolie « par grignotage » durant l’été 2011 – source : « Voyage au centre de la barre« , Urbains sensibles (blog Le Monde) 

Si une approche ascendante de la fabrique de la ville (big up la démocratie participative et les réunions de concertation) devient une orientation notable du secteur urbanistique depuis quelques années, elle est évidemment loin de fixer l’ensemble des processus de création architecturale et des autres projets urbains. Et plus particulièrement, ce n’est pas un hasard si les jeunes gens qui s’expriment dans cette vidéo sont originaires de La Courneuve. Commune notamment fameuse pour l’un de ses quartiers (à la fois emblématique des politiques urbanistiques des années 1950-1960 en France, et des aboutissants 50 ans plus tard de cette vague de construction de logements collectifs d’urgence), la Cité des 4000. La littérature sur ce parangon des cités de France ne manque pas, on vous laisse réviser les étapes de son destin tragique dans vos manuels d’Histoire de l’urbanisme ou n’importe quel livre de prières contre le mauvais sort des grands ensembles…

Le Grand Paris dans les yeux de « la banlieue »

Si vous pensez que la remise au goût du jour de ces questions bien connues de l’Histoire de France (ou encore de la Belgique) et des banlieues parisiennes n’est pas justifiée, et résonne comme  un maronier de société, détrompez-vous ! Ce n’est absolument pas un hasard si le sujet, loin d’être obsolète ou « surfait », revient en ce moment dans les débats comme un cheveu dans un taco lyonnais. C’est « l’actualité » du projet du Grand Paris – ce « grand chantier du siècle » – qui vient frapper aux portes de la morphologie urbaine et de ses erreurs historiques (ce malgré un lancement déjà ancien, en 2008 !).

De tous les côtés (politiques, acteurs urbains, industriels, chercheurs, médias généralistes évidemment, mais plus récemment institutions culturelles et habitants), on s’approprie enfin le terme, le concept, le débat et ses enjeux. A l’instar de la chanson « Grand Paris » rappée par un groupe d’artistes français l’an dernier3, l’émission LC Mag’  et le sketch de M9 Empire montrent qu’une partie de la population profondément concernée par les bouleversements anticipés de ce grand projet entrent à grand pas dans le « dialogue » de la métropole.

Choisis ton gang
(PS : dans tous les cas, le Grand Paris n’est pas très paritaire il semblerait :/)

Si les Youtubeurs courneuviens n’évoquent pas directement le grand projet métropolitain dans leur sketch, son contexte de production va bel et bien dans ce sens.  Comme l’affirmait un magazine séquano-dionysien dans un article consacré à l’émission #2 de LC Mag’ :

« Derrière la question des démolitions se profile aussi l’actualité, encore plus brûlante, de la métropole du Grand Paris. Présenté uniformément comme un bienfait pour le territoire à travers les transports qu’il apporterait, le concept a toutefois été relativisé par les journalistes en herbe. »

Il va de soi qu’on vous conseille vivement de regarder en entier l’épisode de cette émission « pensée et réalisée par des jeunes de La Courneuve », car l’ensemble est tout à fait enrichissant. Parmi les invités, différents acteurs urbains se sont notamment présentés sur le plateau, du maire de la ville Gilles Poux, à Antoine Viger-Kohler, architecte de l’agence TVK notamment impliqué dans le maillage du Grand Paris Express…

*En bonus, on vous invite à écouter la récente série d’émissions dédiée au Grand Paris proposée par La Série Documentaire sur France Culture, et particulièrement la dernière : Le Grand Paris (4/4) Quel avenir pour les quartiers populaires ?.

L’architecture en caricatures

En complément de toute cette matière sur « l’urbanisme vu par les jeunes des quartiers mal urbanisés », on s’est dit qu’une recherche rapide sur Genius pourrait illustrer un peu tout ça. Cet outil permet en effet de se rendre compte rapidement de la popularité (ou de la rareté) d’un terme, et par extension d’un sujet, dans les paroles de chanson répertoriées. Décontractés et excités comme des apprentis linguistes, on s’est donc retrouvés à taper allègrement « architecte » et « urbainste » dans la barre de recherche de ce site-mine d’or.

On espère que l’album de Driver intitulé « L’architecte » (2010) est encadré dans tous les cabinets d’architecture d’Île-de-France, au-dessus de la reproduction en Lego archi du « Musée Solomon R. Guggenheim »

De cette amusante opération, un certain nombre d’observations ressortent. Tout d’abord, l’architecte est assez abondamment cité (contrairement à l’urbaniste), que ce soit dans son sens propre ou métaphorique. Le plus souvent, l’architecte mentionné dans les lyrics de rap français souligne la valorisation sociale incarnée par la profession. Au même titre que le médecin ou « le mathématicien », l’architecte personnifie une élite inatteignable par les années d’étude et le diplôme que son titre requiert. De ce point de vue, « devenir architecte » pour les porte-paroles d’un milieu touché par la déscolarisation, et stigmatisé socialement, peut même être présenté comme une carrière rêvée. Le salaire, le prestige social, ou encore l’autorité et la créativité inhérents au métier sont tour à tour pointés du doigt par les rappeurs. On pourrait citer une bonne dizaine d’exemples mais un petit échantillon suffira amplement à illustrer ces propos :

« J’suis parti du Bled en promettant à Mama de devenir architecte
J’ai viré électricien-rappeur, ma gueule » – Despo Rutti, « 3 Millions » (2006)

« J’entends dire que nos zones sont synonyme d’échecs
C’est vrai que chez nous c’est plutôt ouvrier qu’architecte » – Menzo de la Fonky Family, « Art de rue » (2001)

« Moi j’veux des sous et pour ça j’rêvais d’être architecte » – Dais, « 60 mesures pour évacuer » (2013)

« Maman sois pas triste et, si ton fils devient pas architecte » – Sir Doum’s « Mon histoire » (2013)

Au-delà de l’intitulé et de ce plan séquence évoquateurs, VALD a dit ailleurs « Est-ce l’architecte que j’accuse ou la misère de la vue ? » (dans « Hippopotomonstrosesquippedaliophobie », 2011)

Plus rarement, c’est pour ce que réalise concrètement l’architecte (et par extension l’urbaniste) que ce secteur professionnel est invoqué par les rappeurs. C’est parti pour un open mic’ sanglant, experts de l’urbain fragiles s’abstenir !

« Y’a que des tours et des parkings, faut niquer l’architecte
Ouais ouais ouais, faut niquer l’architecte » – Ixzo « L’ennemi » (2014)

« On ne m’a pourtant pas dit que les haut-placés
Voyaient le taux d’urbanisme accentuer les problèmes sociaux » – Assassin feat. Ekoué « Quand j’étais petit » (1995)

« Il était un petit homme qui avait une drôle de maison Un bâtiment immense, une habitation en superposition Ignoble immeuble, appart sans meuble pour X raisons De fines cloisons en carton et devant ce bloc, un peu de gazon »

« On ne me ment plus : l’urbanisme c’est l’enfer
Ça rapporte des milliards à Bill Gates ou Lagardère » – Rockin’ Squat « Shoota Babylone 2 » (2010)

« Bienvenue dans mon tieks’
J’en veux pas à ma tour, j’en veux à son architecte »
« Je hais ces tours, je hais l’idée qu’a eu cet architecte » – TiTo Prince « J’kicke sans masque » (2013) / « Leader né » (2016)

Enfin, il arrive de temps en temps que ces pro de la construction soient interpelés dans le rap pour être remis à leur place de « décideurs-concepteurs », par opposition aux usagers des lieux…

« J’connais mieux les murs d’ma tess que l’architecte » Seth Gueko, « Ma couillasse » (2008)

« J’connais la street mieux qu’un gars de l’urbanisme » Médine, « Urbain 1er » (2017)

A nos yeux, toute cette verve est bien précieuse, et nous sommes ravis de la partager avec les personnes concernées (notre lectorat) ! Pourvu que la voix de ces artistes-témoins portent toujours plus loin, et que la hauteur des tours d’habitation n’étouffe plus leur discours.

 L’année dernière, la Cité de l’architecture et du Patrimoine consacrait une exposition temporaire à la figure de l’architecte dans l’art et la fiction4. L’illustration ci-dessus est la couverture de l’ouvrage publié à l’occasion de l’expo.

Si nous avons récemment abordé un biais spécifique de la réappropriation de ces espaces désurbanisés dans les clips de rap, nous n’avions avant cela jamais évoqué la représentation des métiers de la construction dans les oeuvres culturelles.

Fort heureusement, d’autres le font très bien ! Parmi les lectures « pop » de ces imaginaires collectifs, on vous conseille en vrac :
-le tumblr  archimodelsinfilm qui répertorie les occurrences de maquettes architecturales au cinéma
la playlist de vidéos Youtube « Archistory » by Le Quatrième Mur (alias notre ancienne collaboratrice Morgane) qui analyse des films mettant en scène le métier d’architecte…

Si vous avez d’autres références (articles, blogs, vidéos etc.) sous le coude qui décrypteraient les représentations des métiers de l’urbanisme et de la construction, nous sommes évidemment preneurs. Comme d’habitude, n’hésitez pas à nous laisser un commentaire ou à lancer la discussion sur les réseaux sociaux !

  1. C’est ce que l’on appelait les « commerces hybrides«  []
  2. Colloque de Tipaza, 15-17 mai 1989, compte rendu de « Construire » N° 33.- pp. 32-35. []
  3. Remarquée et commentée par Louis Moulin et nous-même dans un billet dédié []
  4. Vous pouvez d’ailleurs consulter le top 10 des rôles d’architectes joués au cinéma à la fin de cet article consacré à l’expo []

Laisser un commentaire