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Opération dissection : anatomie des magasins de réparation de téléphones mobiles

Le 16 mars 2021 - Par qui vous parle de , , , , , , dans , parmi lesquels , , , ,

Entretien avec Nicolas Nova à propos de l’ouvrage « Dr Smartphone » (2020)

Aujourd’hui sur le blog, on a l’honneur d’accueillir notre star des cultures numériques et de la recherche en design, Nicolas Nova. Si vous voulez creuser ses innombrables kinks et sujets de recherche, on vous laisse fouiller son site et la liste de ses écrits. De ce qu’on a compris après toutes ces années d’amitié, c’est qu’il est co-fondateur de l’agence de prospective et de design fiction Near Future Laboratory, professeur associé à la Haute école d’art et de design de Genève, et qu’à côté de ça il cache probablement des fermes de temps de cerveau quelque part dans une grotte alpine car le mec sort 1000 bouquins par an, en est à sa 78e thèse (au moins) et bosse sur littéralement un milliard de projets passionnants en même temps.

L’ouvrage pour lequel on l’a interrogé aujourd’hui s’intitule Dr. Smartphone: An Ethnography of Mobile Phone Repair Shops, sorti fin 2020 chez IDPURE éditions. Il est co-rédigé avec l’illustratrice Anaïs Bloch (personne toute aussi talentueuse) et regroupe les résultats d’une grosse enquête menée en Suisse, avec comme objet d’étude : les boutiques de réparation de smartphones. Face à un tel pitch, on n’a pas pu s’empêcher de plonger nous aussi dans le monde méconnu du petit commerce de maintenance dédié à ces objets technologiques qui hybrident nos vies depuis plus de dix ans.

Ce design de folie – Crédits Michel Giesbrecht

On vous laisse lire l’entretien qui suit, et on vous invite à parcourir les déambulations de Nicolas sur Instagram (une sorte de carnet de recherche et d’étonnement visuel), à vous abonner à sa géniale newsletter (lorsqu’il a le temps de l’envoyer),  à suivre son compte Twitter de tous les jours ainsi que son avatar de recherches alpines. Vous pouvez aussi jeter un oeil à son magnifique Memory dédié au folklore alpin réalisé avec Anaïs Bloch et à ce récent ouvrage collectif qui rassemble un « bestiaire de l’Anthropocène ».

Peux-tu nous dire comment vous avez travaillé avec Anaïs Bloch ? Et nous dire un mot sur cette sublime édition illustrée ?

Nicolas Nova : Ce livre résulte d’un projet de recherche académique, réalisé à la HEAD – Genève (Haute Ecole d’Art et de Design) et financé par le Fond National de la Recherche Suisse. Anaïs m’a rejoint sur le projet quelques temps après son démarrage pour contribuer à l’enquête de terrain, dans les boutiques de réparation et les hackerspaces.

A l’origine, nous pensions réaliser une enquête ethnographique classique, par immersion dans ces lieux sur une durée de deux ans. En observant, en faisant des entretiens, en participant. C’est en cours de route qu’Anaïs s’est rendu compte que l’illustration facilitait la présence dans ces lieux, mais qu’elle permettait aussi de pouvoir discuter des pratiques de réparation et de l’ambiance de ses boutiques.

A l’intérieur du livre – Crédits Michel Giesbrecht

On a donc trouvé un mode de collaboration qui a fait qu’Anaïs s’est concentrée sur la dimension visuelle dans la production de toute cette matière photographique et illustrée. Et je me suis occupé de la dimension textuelle  de rédaction des descriptions des lieux, du glossaire et de l’analyse des enjeux. Mais il faut aussi souligner le travail de Raphaël Verona, un graphiste lausannois, qui a produit cette magnifique édition, en trouvant un vocabulaire visuel pour assembler le tout.

Purple & copper  – Crédits Michel Giesbrecht

De quoi partait ton envie de travailler sur les magasins de réparation de téléphone portable ?

L’intention de départ est multiple. Elle repose d’abord sur un ensemble d’observations personnelles durant mes déambulations urbaines dans différents pays occidentaux ou non. Les lieux de réparation, plus ou moins informels, m’intriguent depuis longtemps.

Concentration et précision à Cuba – Crédits Nicolas Nova – Flickr

Mais c’est en travaillant sur une autre enquête, à propos des usages du smartphone, que j’ai commencé à me rendre compte de l’importance des pratiques de réparation de ces objets. Comment les utilisateurs tâchent-ils de faire durer ou de remettre en état cet objet qui n’arrête pas de s’abîmer ou de ralentir ? C’est une question qui m’intriguait scientifiquement à double titre : à la fois car elle est souvent négligée quand on parle du numérique, mais aussi parce que c’est une manière d’aborder la dimension plus “durable” des technologies.

Pansement – Crédits Nicolas Nova – Flickr

Face au paradoxe de l’usage croissant du numérique dans une époque de crise environnementale majeure, le fait de m’interroger sur comment les gens font durer leurs appareils me semble être pertinent. Il y a effectivement une hypothèse prospective derrière : les pratiques de réparation dans les boutiques, et un peu dans les hackerspaces et repair cafés, nous indiquent un changement amené potentiellement à prendre de l’ampleur, comme un renouveau dans l’économie de la réparation. Et le fait de nous intéresser dans le projet aux cultures de la réparation du smartphone en Suisse, était une manière de signaler que même dans un pays occidental riche, ces pratiques prennent de l’importance. Il y a d’ailleurs tout un courant de recherche académique sur ces questions, les “Repair & Maintenance studies” qui s’intéressent à ces sujets.

Peux-tu nous dresser un portrait de ces lieux ?

Dans cette enquête nous nous sommes principalement intéressés à trois villes, Genève, Lausanne et Zürich, et plus spécifiquement aux boutiques non-affiliées aux marques (souvent situées dans les quartiers populaires, mais pas que, ou dans les centres commerciaux) ainsi qu’aux hackerspaces et fab labs organisant des repair cafés.

Dans l’ambiance des Repair cafés (ici en France)

La plupart de ces lieux sont apparus dans les quinze dernières années, et vivent dans l’économie de services pour les boutiques, et dans le monde de la culture maker pour les autres (avec notamment des financements publics et du mécénat). Nous nous sommes rapidement rendus compte dans notre enquête que la grosse majorité de la réparation des appareils numériques se déroulait dans les boutiques plus que dans les hackerspaces. Des magasins souvent tenus par des étrangers, des Franco-Tunisiens, des Français, des Syriens, des Thaïlandais, Russes ou Kurdes. Principalement des hommes, mais quelques femmes aussi. Des entrepreneurs, mais souvent en lien avec un réseau d’indépendants ou de proches gravitant aussi autour de cette économie. La majorité est sans formation sur ces questions, mais se sont construits une expertise et un savoir-faire avec le temps.

« Alain parle du téléphone comme d’un être vivant » 

Ce thème du “comment” et de l’apprentissage des techniques de réparation est d’ailleurs devenu extrêmement important dans notre enquête. Puisque la plupart de ces réparateurs doivent mettre en place toutes sortes d’activités de démontage, d’essais-erreurs et d’accès à des documents en tout genre (et pas toujours officiels…) pour apprendre à répondre aux besoins de leur clientèle. C’est comme une sorte de laboratoire de recherche & développement à l’envers, comme on le décrit dans l’ouvrage. Avec des gens qui vont démonter, décortiquer, tester des choses sur chaque nouveau modèle, en investissant donc du temps et des moyens financiers pour tenter des interventions qui seront nécessaires plus tard. Un phénomène important à documenter puisqu’ils n’ont pas accès aux document des industriels, et font souvent des opérations peu recommandées, voire entravées par ceux-ci.

Un vrai labo 5.0 – Crédits Nicolas Nova

C’est une économie assez fragile mais qui perdure cependant, avec des boutiques qui grossissent, d’autres qui se spécialisent. Et des besoins qui évoluent : si le gros de la demande des client.e.s consiste à réparer des écrans et boutons cassés, il y a aujourd’hui toute une dimension logicielle (reparamétrer des apps, récupération de données dans des appareils endommagés, etc.).

Par ailleurs, la dimension sociale de ces lieux n’est pas non plus à négliger : beaucoup de ces boutiques vont aussi donner des conseils sur comment mieux faire durer sa batterie, comment protéger sa vie privée, se prémunir des notifications excessives, etc… mais aussi aider à faire des démarches en ligne (déclaration d’impôts, prise de rendez-vous sur des plateformes en ligne, rédaction de courriels…) pour des propriétaires de smartphone qui ne savent pas écrire ou qui ne comprennent pas la logique nébuleuse de tous ces services numériques. En ce sens, ces boutiques sont fréquemment des lieux de médiation au numérique, de moyens de pallier à l’incompréhension, à “l’illectronisme” d’une grande partie de la population. Ce sont enfin des lieux d’échange avec des gens qui viennent juste boire un café et discuter… Du banquier qui préfère venir à la boutique en bas de chez lui (plus rapide que l’Apple Store), au retraité du coin en mal de conversation. C’est tout un monde qui se croise dans ces lieux.

C’est quoi l’esthétique des ‘mobile phone repair shops’ ?

C’est une question importante. Et on a choisi de nommer notre ouvrage “Dr. Smartphone” car une grande quantité de boutiques de réparations jouent sur cette métaphore médicale du rapport aux objets. Dr. Smartphone. La clinique du téléphone cellulaire, iklinik, Docteur IT etc. sont des noms courants, et la décoration repose souvent sur cette idée que les réparateurs vont réaliser une “intervention” sur les appareils… et leurs propriétaires. C’est une dimension aussi présente dans les discours des tenanciers.

Ça donne envie de faire une série Netflix, avec un nom pareil – Crédits Nicolas Nova

Ceci étant, si certains espaces ont une esthétique très minimaliste et léchées pour renvoyer cette image du soin, d’autres relèvent plus du joyeux bazars avec toutes sortes d’accumulations d’objets commercialisés (coques, accessoires notamment) mais aussi de pièces détachées ou de posters et de références culturelles liées à la vie sociale des réparateurs. Mais ce n’est jamais un foutoir gratuit car l’empilement de vieux modèles et de boîtes remplies à ras bord sont aussi un atout majeur pour certaines boutiques, puisque les pièces de certains appareils anciens sont un trésor pour réparer des vieux modèles (voire des nouveaux !).

Réunion tupperware entre vieux phone-tel – Crédits Nicolas Nova

D’après toi, quels rôles ces lieux jouent-ils dans notre culture de la maintenance et de la réparation d’objets technologiques à l’heure de l’obsolescence ? 

Aujourd’hui, l’accès à des appareils numériques plus robustes et durables (comme le Fairphone) est possible, mais le recours aux lieux de réparation est bien un autre pilier majeur dans la lutte contre le renouvellement régulier et la lutte contre l’obsolescence. Certes, les motivations à aller dans ces lieux peuvent être aussi liées à la dimension économique (lorsque l’on casse son écran un mois après avoir renouvelé son abonnement et que l’on n’a pas les moyens de racheter un smartphone, par exemple), mais in fine, c’est une manière de faire durer en remettent en état l’appareil. Et les boutiques ne se contentent pas toutes de réparer. Certaines expliquent comment faire durer l’appareil ou la batterie, comment l’économiser. A base de conseils oraux, de flyers, parfois de petits ateliers.

Quand les smartphones étaient ronds

Il me semble aussi important de souligner que ces boutiques fournissent tous ces services aux individus, et plus largement à la société. Sans forcément que cela soit bien reconnu d’ailleurs. Et cela, alors que leur travail se construit souvent dans une relation complexe avec les grandes marques. Faites le test autour de vous : demandez qui a déjà eu recours à ces petites boutiques ; il y a fort à parier qu’un clivage apparaîtra : entre ceux et celles qui n’ont pas confiance, et celles et ceux qui y ont souvent recours avec une compréhension de leur rôle social.

Quels sont les principaux enseignements que vous avez tirés de cette étude ?

Ils sont nombreux ! Cette description de la face ordinaire du déploiement du numérique nous a rendus attentifs à plusieurs enjeux. Sans vouloir m’étendre, le premier enseignement concerne la capacité des objets réputés non-réparables ou difficiles à maintenir du fait des enjeux techniques et des barrières mises en places par les constructeurs. Nous avons relevé cette espèce de trajectoire avec laquelle les industriels compliquent la réparation (par l’usage de certaines visses, de composants collés, de micro-composants) et de réappropriation par les réparateurs. Lesquels déploient toutes sortes d’opérations d’exploration, de tâtonnement, mais aussi de documentation pour intervenir malgré tout.

Un second enjeu à cet égard concerne la manière dont ces opérations sont documentées et font l’objet de discussions locales (dans des boutiques du quartier), régionales (entre Genève et Lyon par exemple, avec des échanges de conseils ou de pièces détachées) mais également internationales (avec des contacts dans un pays distant pour obtenir des infos, des documents ou des pièces détachées). Une grande partie de ce monde de la réparation opère en réseau informel, avec certains réparateurs en compétition les uns avec les autres et par moment en situation d’échange. Ces boutiques font notamment partie de cette “mondialisation par le bas” décrite par des chercheurs comme Alain Tarrius.

En Inde, les big bosses de la réparation de smartphone – Source

Un troisième enseignement vient de la prise de conscience que les objets ainsi “réparés” ne sont pas forcément remis à neuf, il y a toute une variété de transformation de l’objet, qui va de la réparation éphémère à un reconditionnement quasiment à l’identique. Enfin, la leçon principale, comme je le disais plus haut, c’est que ces boutiques sont un lieu de vie sociale extrêmement vigoureux, espace de réparation de smartphone certes, mais aussi de médiation et de conseil au numérique, de rencontre, de conseils sur toutes sortes de sujets qui partent d’un problèmes technique pour déborder vers des enjeux du quotidien. En un sens, nous nous sommes rendus compte que les promesses que les pouvoirs publics avaient mis dans les hackerspaces et les fab labs il y a dix-quinze ans s’étaient en partie réalisées dans ces petites boutiques. Ce qui est d’autant plus intéressant qu’elles sont à l’intersection de l’économie capitaliste, et de l’aide aux gens du coin, parfois sans demander de rétribution. Des sortes de “patch”, pour reprendre l’expression de l’anthropologue étasunienne Anna Lowenhaupt Tsing. Un lieu d’innovation sociale en somme.

Est-ce que ça te plairait d’aller étudier le phénomène ailleurs ?

Evidemment ! Mais je dois dire que j’ai profité de voyages dans des pays comme Cuba, l’Afrique du Sud, le Cap Vert ou à Hong Kong, Tokyo et Séoul pour m’intéresser à d’autres boutiques de réparation. Même s’il s’agissait d’observations bien plus ponctuelles, je trouve intéressant de voir les nuances qui sont plus ou moins marquées.

Dans les rues de Séoul – Crédits Nicolas Nova sur Flickr

Je co-encadre notamment une doctorante qui travaille sur les réparateurs de rue à Port-au-Prince en Haïti. Les différences sont importantes à relever du point de vue de l’accès aux pièces détachées, ou aux capacités de réparer certains modèles, mais la logique est la même. Tous ces réparateurs fonctionnent en démontant/remontant les smartphones, et en remplaçant certaines pièces manquantes par d’autres. Dans le cadre d’un autre terrain moins urbain, dans les villages alpins, je regarde aussi ce thème et je n’ai pas vu beaucoup de différences par rapport aux grandes villes par contre.

Enfin, une question purement pop-up : est-ce que des représentations de ce type de lieux t’ont inspiré dans la pop-culture ?

La place de la réparation, et plus largement du bricolage de toute la machinerie technologique dans la science-fiction et la pop-culture est évidemment au cœur de mes intérêts. Je pense d’ailleurs, et j’aurai pû l’évoquer plus haut, que cette imagerie a forgé mon intérêt pour ces questions. De Maggie Chascarillo réparatrice de fusées dans la bd Love & Rockets à la figure du cybernéticien qui redonne un corps à Gally dans Gunnm en passant par les mécanos de Battlestar Galactica, j’ai des dizaines d’exemples en tête.

Avec ce mélange de technologies qui nous font douter de la classification souvent donnée entre “high tech” et “low-tech”. Etudier les pratiques de réparation des objets numériques, tout comme observer ces cas fictionnels nous rend attentif au fait qu’il s’agit plus d’une hybridation; d’une sorte de “Wild-Tech” pour reprendre une expression employée en anthropologie.

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The Legend of Zelda : Breath of the Wild est peut-être l’oeuvre de pop-culture récente qui rend le mieux hommage aux boutiques de maintenance de smartphone à travers le laboratoire antique d’Elimith

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