L'observatoireArticles

Les applis de rencontre vont-elles sauver la ville ?

Le 10 mai 2016 - Par qui vous parle de , , , , dans , parmi lesquels , ,

Ah, l’amour en ville… S’il est bien un sujet séculaire qui s’obstine à nous faire battre la chamade, c’est bien celui-là. Depuis les prémices du blog, nous nous sommes attachés à chanter les louanges du badinage urbain, qu’il soit sexuel ou plus policé. Mais bizarrement, nous n’avons que rarement évoqué l’influence des sites et applications de rencontre sur ces flirts qui façonnent, de manière plus ou moins visible, l’espace public que nous traversons chaque jour.

giphy (1)

Pourtant l’émergence d’une nouvelle génération de services de drague vient subrepticement (et ce depuis quelques temps déjà) transformer les bluettes urbaines. L’occasion de faire un petit état de l’art de ces “convivialités numériques” qui s’immiscent dans nos espaces physiques… au point peut-être d’en brouiller les définitions jusqu’alors établies ? C’est ce que nous verrons au fil de ce billet, qui revient sur ces récentes années de “Tinderisation” accélérée.

Une brève histoire du flirt urbain

Le sujet n’est évidemment pas nouveau, et offre aux artistes de tous bords un imaginaire de choix pour raconter mille cavalcades : le flirt furtif de Baudelaire avec sa fugitive “Passante” en offre un très beau témoignage :

“La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet.”

Assez logiquement, cet imaginaire semble n’avoir pas pris une ride, bien qu’il ait quelque peu évolué au fil des mutations socio-culturelles de nos sociétés. Une récente campagne signée Sonia Rykiel l’avait ainsi illustré de manière assez judicieuse, en prenant le point de vue d’une femme, piétonne et utilisatrice des transports en commun. Ces pubs renouaient ainsi avec les célèbres “transports amoureux”, portés aux nues dans les années 70 et qui avaient connu un petit regain de popularité sur Internet – avec un succès mitigé, mais l’idée était là.

tumblr_n9ogvieOTn1tcgclgo1_250

Plus que la rue elle-même, les espaces clos du bus ou du métro offrent en effet un potentiel de rencontres démultiplié : les regards se croisent plusieurs minutes durant, contrairement à la rue où le flirt ne dure parfois que le battement d’un cil. Et c’est d’ailleurs la morale que nous offre Baudelaire, amoureux éconduit perdant de vue celle qu’il avait croisée :

“Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !”

La géolocalisation au secours de la drague

C’est en réponse à ce funeste destin que des applications telles que Happn se sont récemment lancées, avec un slogan sans équivoque : “Retrouvez qui vous croisez”, tout simplement. A l’instar des transports amoureux (qui avaient vocation à retrouver la personne qui vous avait envoûté dans le bus ou le métro), la promesse est en effet de prolonger le clin d’oeil échangé… et pourquoi pas de faire naître une belle idylle. La ville se transforme ainsi en véritable “place de marché de la drague”.

Toute l’astuce de l’application réside dans le fait d’utiliser la géolocalisation, et donc de permettre de retrouver des personnes que vous avez (virtuellement) croisées sur votre chemin… Mais en la combinant avec un système de “matching” hérité de Tinder, évitant ainsi la farandoles des relous et des harceleurs. Comme l’expliquait merveilleusement Vincent Glad en 2014 :

“La complainte baudelairienne est bien là: « J’aimerais bien le revoir». Pour ce faire, Happn tourne en tâche de fond toute la journée, recueille nos déplacements et propose ainsi tous les profils de gens qu’on a croisé dans la journée, dans un rayon de 250 mètres. Ensuite, c’est le même principe que Tinder : un cœur si la personne nous plaît, une croix dans le cas contraire. Seuls les cœurs partagés permettent de discuter ensemble. Les relous d’Aka-Aki [application pionnière de la drague géolocalisée, créée en 2007 à Berlin] sont ainsi éliminés.”

Tribulations d’un chineur en ville

L’émergence d’Happn, vers 2014, marque de fait un tournant dans le monde des applications de rencontre. En rendant vraiment fonctionnelle cette chimère de la drague géolocalisée, l’application inaugure ainsi de nouvelles pratiques urbaines. A l’inverse de Tinder, il faut en effet être “proche” des profils que l’on souhaite séduire – c’est-à-dire fréquenter les mêmes quartiers, aux mêmes heures de la journée. Concrètement, cela veut dire que les profils avec lesquels on pourra tenter de matcher doivent a minima partager les mêmes lieux de vie, de travail ou de sortie, voire les mêmes routines de déplacement1.

handsome gay couple photographing a selfie

A l’inverse, il est totalement possible de matcher tous les inscrits de Tinder, Meetic ou Adopte Un Mec confortablement installé depuis son canapé2. On comprend aisément l’ancrage géographique d’une application comme Happn. Seulement voilà : au bout d’un temps, le panel de nouveaux profils s’épuise logiquement, à force de “croiser” toujours les mêmes personnes. Plutôt logique : on passe en réalité l’essentiel de sa journée dans des lieux fixes et particulièrement routiniers (domicile, travail, et même parfois lieux de loisirs ou de chalandise…), souvent les mêmes que ceux d’autres inscrits, que l’on croisera de facto chaque jour ou chaque nuit. Car quoi qu’on en dise, rares sont les citadins qui passent leurs journées à déambuler dans la ville !

Ainsi, Happn crée subrepticement de nouvelles routines chez les serial-dragueurs accros à l’application. On a par exemple rencontré des usagers qui empruntent volontairement d’autres trajets pour se rendre ou rentrer du bureau, préférant par exemple rentrer à pied ou faire des détours volontaires afin de passer dans des quartiers plus animés… voire même à se déplacer dans de nouveaux quartiers de leurs ville, de préférence fortement fréquentés (parcs, stades, salles de concerts et autres “rues de la Soif”), afin de renouveler le cheptel des profils avec lesquels ils tenteront ensuite de matcher. De là à dire que Happn et consorts créent de nouveaux flux urbains et sort les citadins de leur train-train quotidien, il n’y a qu’un pas que nous franchissons avec légèreté ! [EDIT] On attend d’ailleurs avec impatience les résultats d’un projet de recherche lancé début 2016 sur “le sexe et l’amour à l’heure des applications géolocalisées”, chapeauté par le Forum Vies Mobiles, et qui vise notamment à mesurer l’existence de tels changements de routine :

“Les modalités de gestion des contacts que proposent ces applications mettent l’accent sur la proximité géographique des personnes à rencontrer. Les chercheurs font l’hypothèse que, comme pour d’autres applications mobiles géolocalisées, ce mécanisme amène les utilisateurs à modifier leurs déplacements quotidiens et la manière dont ils se les approprient, afin de mieux exploiter les possibilités que ces derniers leur offrent via l’application.”

Résultats attendus courant 2017, après 18 mois d’observation sociologique. Inutile de dire qu’on risque de vous en parler ici ! [/EDIT]

Harcèlement de rue, la géolocalisation comme échappatoire ?

Voilà pour le versant poétique et séduisant de la pièce. De nos jours, force est de constater que la réalité urbaine est bien moins agréable – en particulier pour les femmes, pour qui flirt urbain rime souvent avec harcèlement malsain. L’émergence récente du “harcèlement de rue” dans le débat public traduit sans nuances cette réalité – sur laquelle les acteurs urbains auront bien trop longtemps fermé les yeux. Tout le problème vient d’une frontière subtile mais néanmoins nécessaire entre séduction et intrusion, voire agression. Ainsi, comme l’écrit l’association Stop harcèlement de rue :

“La drague et le harcèlement de rue ne sont pas la même chose et il est anormal de les confondre. La drague se construit à deux, là où le harcèlement est la responsabilité d’un individu qui ignore volontairement l’absence de consentement de son interlocuteur.”

Shadow Dance 1930

De manière absolument pas anodine, la question du harcèlement est au coeur des applications, comme l’expliquait l’une des fondatrices de Tinder pour son arrivée en France :

“L’appli est plus safe que la vraie vie. Tu ne peux pas me parler si je ne t’ai pas dit oui, alors que dans la rue, il y a toujours des mecs qui abordent les filles alors qu’elles ne le souhaitent pas. J’ai plusieurs amies actrices à Los Angeles qui l’utilisent tout le temps. Elles me disent que c’est la seule façon pour elles de rencontrer de nouvelles personnes, sans se faire harceler par les mecs.”

La vocation communicationnelle de tels propos mérite évidemment quelques nuances mais l’on pressent bien, à travers ces lignes, la manière dont ces applications souhaitent se substituer à un environnement de drague urbaine devenu complètement oppressant pour les femmes. De même, c’est en partie le harcèlement en ligne qui aura précipité l’échec d’Aka-Aki (et peut-être le fait qu’il était en avance sur son temps). Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que l’appli berlinoise s’est éteinte en 2012, “oubliée de tous” dixit Vincent Glad… soit juste avant que n’émerge Happn, son successeur désigné, dont le succès reste encore à confirmer sur le long terme.

Rendez-vous en terrains balisés

Mais l’utilisation d’un système de double-validation, en l’occurrence géolocalisation + matching, n’est pas la seule manière de prévenir le harcèlement en ligne. D’autres applications imaginent ainsi de nouvelles fonctionnalités… qui préfigurent de nouveaux modèles économiques pour les lieux de sociabilisation dans la ville. Ainsi, l’application VIV propose de limiter les échanges à cinq messages (oui oui), et ainsi d’éviter à la fois la vacuité des discussions à rallonge, et le harcèlement par les plus lourds :

“The app only allows you to send five messages, nudging users to set a date rather than just use it to chat. The limit also gives users confidence that they won’t be harassed by people they’re not interested in. Both were major complaints about online dating that they had come across during the research phase.”

jjjj

Mais a-t-on vraiment la possibilité de fixer un rendez-vous en cinq petits messages ? C’est là toute l’ingéniosité de l’appli (ou toute sa perversion, selon la manière dont on la regarde), qui se propose d’utiliser vos data pour fixer un rendez-vous à votre place… Avec, bien évidemment, des partenariats juteux avec les bars et restaurants locaux chez qui l’application redirige les futurs tourtereaux :

“What separates VIV from other dating apps is the back-end approach. VIV collects data about users via their social media, gathering up their likes and interests and using that info to point them towards places to go and unique date ideas. VIV plans to partner with hip, local businesses and draw revenue streams that way.”

On retrouve une idée similaire chez les créateurs de l’application Whim, de manière aussi simple qu’assez effrayante puisqu’il n’y a même plus besoin de converser avec l’élu de son coeur : vous n’avez qu’à indiquer les moments où vous êtes disponible, et l’application se charge de tout organiser à votre place ! Avec, là encore, de potentiels partenariats avec les lieux où se dérouleront les dates :

“Whim is particularly absolutist in its approach to setting up actual dates. Users create profiles and specify the days when they’re free. Then they can browse other users and identify the ones they want to meet. As soon as two people have expressed interest in each other, the service will go ahead and set up a time and place for the date, based on your availability and preferences (like whether or not you drink alcohol). You can still message one other about logistics (using your real phone numbers, by the way), but that’s no longer required before you set up a date. […] The service is currently free. Peters said she plans to charge $10 a month, with the first date remaining free and additional incentives for recommending the service to your friends. The app could also make money through promotional deals with the bars, restaurants and other businesses where it sets up dates.”

tumblr_n2oieqcjgG1rhry8jo5_1280

Les applis de rencontres, nouveaux Offices de Tourisme urbains ?

On comprend aisément, en filigrane de ces deux applications, l’émergence potentielle d’un nouveau modèle économique tirant pleinement parti des interactions croissantes entre drague en ligne et nécessaire rencontre charnelle. Détail anodin, toutes ces mutations se dessinaient d’ores et déjà sur Grindr, l’application de rencontre homosexuelle qui préfigure depuis des années tout ce que l’on raconte ici. Le site Minorités avait d’ailleurs consacré un merveilleux dossier sur le flirt connecté, dont on avait d’ailleurs fait la lecture commentée. Les choses étaient peu ou prou similaires aux promesses de VIV ou Whim, à ceci près qu’elles ne concernaient qu’une petite frange de la population citadine :

“Avec Grindr, les gays retournent dans les lieux de socialisation, on voit plein de mecs qui utilisent Grindr dans les bars et justement nos plus grands annonceurs sont les bars. Et je ne pense pas qu’ils nous donnent de l’argent parce qu’ils nous aiment, mais plutôt parce qu’on leur ramène des clients. C’est la grande révolution de Grindr par rapport aux sites de rencontre classiques : we’re back in society !”

Ce spot publicitaire nous laisse pantois

Cette vertu socialisante des applications de dating a d’ailleurs été utilisée par certains acteurs locaux, dans le cadre d’intéressantes opérations marketing qui méritent qu’on s’y attarde. Ainsi, le stade de Getafe a-t-il lancé une version hyperlocale de Tinder (sous le nom de Getafinder), ne permettant de matcher des profils qu’aux abords de son stade – qui connaît l’une des plus faibles affluences du foot professionnel en Espagne. La promesse d’une amourette est-elle suffisante pour faire revenir les supporters au stade ? Évidemment, la vocation de cette application ne dépasse pas le cadre du buzz, mais l’on voit bien se dessiner en creux un véritable potentiel pour dynamiser certains territoires en berne…

Hybridation j’écris ton nom

Cette interaction définit très concrètement ce que nous appelons “ville hybride”, à savoir le croisement des sociabilités physiques et numériques qu’on a longtemps considérées comme distinctes. L’émergence d’applications comme Happn, et peut-être un jour VIV ou Whim, préfigure ainsi de nouvelles formes de pratiques urbaines. Et nul besoin d’être utilisateur de ces services pour prendre part à ces urbanités fondamentalement hybrides : celles-ci forment en effet le socle d’une nouvelle condition urbaine, et la drague géolocalisée compose en quelque sorte la face émergée d’un iceberg bien plus vaste :

“Research suggests this duality — i.e., leveraging our physical presence in public space to deepen the experience online later — is becoming the norm. Telecom Paristech sociologist Christian Licoppe has studied the intersection of mobility, proximity and human behavior for more than a decade. In a series of forthcoming papers, Licoppe and his co-authors interviewed 23 French users of Grindr about their experiences with the app. What they found echoes Ferzoco’s observation that “you have to be in both places at once: online is for the people you can’t see, and offline is for the people standing in front of you.”

giphy (4)

Vivre en permanence sur une double couche de pratiques sociales, et parfois substituer l’un à l’autre en fonction des situations : voici ce qu’offrent les mondes numériques à Baudelaire pour retrouver sa Passante – ou pour éviter à cette dernière de se faire harceler par un poète trop opiacé… Chacun, citadin ou commerçant, jugera de la manière dont il souhaite ou non tirer profit des sociabilités hybrides qui se dessinent entre ces lignes. Mais une chose est sûre : jamais l’amour n’aura été si prégnant dans nos villes.

  1. l’auteur de ces lignes a déjà reconnu dans les couloirs du métro une personne qu’il avait matché sur l’application… C’était d’ailleurs un peu gênant. []
  2. Tinder permet d’ailleurs de faire varier la distance des profils que l’on souhaite liker. []

Laisser un commentaire