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La BD “Top 10”  : Administrer la ville superhéroïque

Le 19 octobre 2015 - Par qui vous parle de , , , dans , parmi lesquels , , , ,

Nouvelle exploration urbaine des bandes dessinées d’Alan Moore par Thomas Hajdukowicz. On délaisse les sombres ruelles londoniennes que nous visitions dans From Hell pour arpenter les larges avenues lumineuses de Neopolis, ville de fiction qui sert de cadre à Top 10. En deux mots : graphic novel écrit par Alan Moore et dessiné par Gene Ha (publié entre 1999 et 2001), il donnera naissance à une multitude de spin-off : Smax (2003), qui se déroule dans le monde d’origine du personnage éponyme ; Beyond the Farthest Precinct (2005), qui se passe cinq ans après les événements du précédent ; Top 10: The Forty-Niners (2005), le prequel ; Top 10: Season Two (2009), qui prend place après les événements de Top 10 (éludant Beyond the Farthest Precinct). Ajoutons le chapitre Deadfellas, publié dans America’s Best Comics 64 Page Special (2000), et qui se concentre sur une affaire impliquant la Morgia, mafia vampirique… Dans tous les cas, lisez la série : c’est bien écrit, c’est bien dessiné, c’est drôle, pertinent, il y a de la bagarre et de l’émotion… Que des bonnes choses (Urban Comics a prévu la publication d’une intégrale d’ici la fin de l’année, le cadeau de Noël parfait pour votre cousin nerd). 

Dans l’univers de Top 10, super-humains, personnages fantastiques, génies scientifiques, dieux, robots (tout ce qui peuple les imaginaires de fictions contemporains, en somme) se retrouvent donc à Neopolis. La cité américaine a spécialement été conçue pour ces personnages extraordinaires, et s’est donc pourvue d’une juridiction exclusive, indépendante du monde “commun”. Car de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités administratives.

Cependant, la ville de Neopolis ne figure pas à proprement parler au cœur du scénario principal de Top 10. Les vrais héros de l’histoire sont les employés du 10e commissariat de la ville. C’est là tout le sel de la série : Neopolis est une exception urbaine et politique dans la géographie des Etats-Unis de la BD ; elle est peuplée d’êtres surnaturels avec des activités globalement ordinaires (chauffeur de taxi karmique, vendeur de hot-dog à vision thermo-laser…). Or, la série se focalise sur des personnages jugés “hors du commun” – les flics -, dans une ville hors du commun. Les personnages de Top 10 incarnent donc les super-humains du quotidien d’un monde (ou plutôt d’une ville) peuplé d’êtres fantastiques.

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Vue sur le 10e commissariat et le bar des dieux, “Godz”

Du fait de leur statut, les personnages de la série sont en contact direct avec toutes les strates de la cité, depuis les bas fonds de la vieille ville entre les mains des gangs de vampires – des familles Popov ou Irinescu – et des filles de Large Marge, jusqu’aux luxueux appartements occupés par l’élite des superhéros – les Seven Sentinels. Ils sont les témoins parfaits des disparités urbaines de Neopolis, de son originalité architecturale, de son organisation sociale, et de sa vie quotidienne en général.

Les origines de la ville superhéroïque

Mais penchons-nous d’abord sur la fondation de Neopolis. Car la cité n’a pas toujours existé, loin de là, pour une simple et bonne raison : les super-humains (ou héros de la science) n’ont eux-mêmes pas toujours existé. Ses premiers habitants n’étaient même pas dotés de pouvoirs, mais bel et bien considérés « à part » parce que réputés plus drôles ou plus malins que le commun des mortels – à l’instar des personnages de strips américains des années 1920-1930, qui ont servi de terreau aux superhéros contemporains.

On en apprend ainsi un peu plus dans Top 10: The Forty-Niners qui, comme son titre l’indique, se déroule en 1949. Neopolis n’existe que depuis quelques mois. Fruit des travaux communs de Ray Bradbury, Fritz Lang, Zeus et de quelques transfuges nazis, la ville est édifiée sur ordre des Etats-Unis pour loger les super-humains (et assimilés) qui, s’ils ont été bien utiles pour vaincre les Nazis et les Japonais entre 1941 et 1945, font désormais tâche dans la société américaine pacifiée.

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Le commissariat en pleine construction en 1949

Pour plus de précision, Alan Moore a ainsi réalisé une interview fictive avec le premier maire de Neopolis, John Q. Public Genovese (lisible en intégralité sur le site d’Urban Comics, éditeur français de la licence), dans laquelle ce dernier explique pourquoi et comment les Etats-Unis se sont retrouvés avec un surnombre de héros de la science dans les années 1940 :

Dans les années 1940, il y avait une vraie pression sociale poussant à porter un costume pour défendre ses valeurs. Le gamin des voisins pouvait être frappé par une météorite, et hop, il volait, sortait des rayons de la mort de son cul ou n’importe quoi du genre. Il se faisait appelé Monsieur Météore, et filait en Europe pour combattre les nazis dans un costume jaune et bleu, et on le revoyait aux infos, quelques jours plus tard. […] Si ça s’était arrêté là, ça n’aurait pas été un souci, mais ensuite, il y a eu le boum, la prolifération. Un jour, vous êtes dans votre garage secret, votre neveu de treize ans vous tombe dessus en se faisant appeler Junior Q. Public et met un costume de ballerine à la noix pour vous suivre partout. Puis, il réclame un chien masqué, puis la veuve du bout de la rue qui vous courait après se met un déguisement de Jane Q. Public, puis sa nièce décide de… Enfin, vous mordez le topo… La petite Suzy Q. Public réclame un chat ou un petit poney et ainsi de suite. Et dans le même temps, vous ramassez trois douzaines de méchants de la science qui n’existent apparemment que pour vous causer des emmerdes… Vous voyez le genre… Chaque héros de la science engendre cinquante autres personnages du même acabit. Arrivé à la fin de la guerre, on s’est retrouvé avec un sacré bordel sur les bras.

La construction même de Neopolis répond donc à une véritable problématique démographique et sociale : les humains “normaux” n’appréciant pas de vivre dans les mêmes quartiers que ces super-humains. La fondation de cette cité-fiction se positionne alors comme le miroir d’une des réalités de l’époque, à savoir l’édification toujours plus intense de nouvelles villes (ou planned cities) aux Etats-Unis qui eut cours dans la seconde moitié du XXe siècle.

Dès son commencement, Neopolis n’est par ailleurs pas conçue comme un espace socialement homogène : les anciens combattants résident dans le quartier de South Green (quartier qui deviendra l’un des plus malfamés de la ville), les immigrants vampires peuplent Little Budapest, les robots sont parqués dans Tin Town… Des découpages qui se ressentent quelques décennies plus tard – et ce malgré l’expansion et l’urbanisation constante de la ville – par un phénomène de ségrégation. De cette injustice sociale, les américano-hongrois (les vampires) et les ferro-américains (les robots) sont les principales victimes.

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Carte de Neopolis, 1949. On repère déjà les quartiers de Little Budapest et de Tin Town

Transformation de la ville

Entre 1949 et 1999, la ville de Neopolis s’est donc largement développée. D’abord en accueillant une population super-humaine croissante et diverse. Puis en adaptant architecture, urbanisme et services à ces problématiques démographiques nouvelles. Fleurissent alors des bars réservés à une clientèle divine, des appartements aériens, subaquatiques, arboricoles… Aussi, – connue pour sa très grande tolérance religieuse – les lieux de culte essaiment le territoire pour répondre aux demandes citoyennes dans leur ensemble.

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Un habitat pour tous

La ville a gagné de la hauteur, avec ses tours sur quatre-cent niveaux. Et de la vitesse, avec ses hubs ferroviaires et autoroutiers. Des nouveaux quartiers communautaires (dont un peuplé de personnages tirés de la bande dessinée ligne claire franco-belge) se sont ajoutés aux anciens. Et, société de consommation oblige, les murs se sont recouverts de publicités vantant les mérites de tel ou tel anneau de puissance, d’une super légion d’avocats, ou du dernier album des Sidekix.

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Sapristi ! Tintin à Neopolis !?

Enfin, Neopolis a inévitablement construit sa propre culture. Que ce soit dans ses chansons omniprésentes (diffusées dans la rue, les voitures de police, à la radio…  – Alan Moore, en bon mélomane, a intégré des paroles qui permettent de construire un peu plus l’univers de Top 10), son archéologie (certains bâtiments de la vieille ville, pimpants et rutilants en 1949, sont désormais à l’abandon en 1999), ou ses graffitis : l’identité urbaine de Neopolis pèse. Ainsi, Moore se plaît à imaginer les goûts et les couleurs de ses citadins imaginaires, toujours avec esprit, et un humour subtil. Pour exemple, les habitants s’adonnent à la lecture de bandes dessinées intitulées “Marital infedilities of a dentist”, ou au jeu de rôle “Supérettes et Scélérats”… bien loin de notre pop-culture fantaisiste remplie de superhéros, de donjons et de dragons.

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Neopolis, ses chansons, ses SDF, ses tags graveleux…

Neopolis et le reste du monde de l’univers du multivers

Car Neopolis est à part dans son monde : comme dit plus haut, elle est une exception dans le paysage américain. Son existence ne vaut que pour une seule raison : que le commun des mortels puisse vivre sa petite vie tranquille – loin des fracas des robots à la force herculéenne, et des décollages intempestifs de quidams encapés.

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Une journée de trafic normale à Neopolis

Comme introduit précédemment, Neopolis s’est munie d’une législation inédite, et donc de sa propre force de police. Il faut bien cela pour accommoder les styles de vie de milliers (voire millions) d’habitants aux moeurs variées et bien trempées. Le court chapitre “Defender of the public”, labelisé “Season 2 – Special #1” se focalise d’ailleurs sur la complexité juridique de cette société aux mille et un visages.

Mais ce qui va nous intéresser davantage ici, ce sont les applications directes de ces règlements à l’urbanisme de Neopolis. L’exemple le plus concret concerne les transports. Ainsi, à l’instar des voies routières, la ville a également balisé des voies aériennes que tout citoyen volant ou doté d’appareils aéronautiques se doit d’emprunter. De même, les canaux aquatiques de Neopolis sont régulièrement sondés, pour éviter la prolifération de monstres marins.

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Quelques problèmes de circulation sur le niveau 3

En outre, tout véhicule ou capacité de transport sortant de l’ordinaire (comme la téléportation) doivent être dûment rapportés aux autorités, et validés d’un permis.

Malgré cela, Neopolis n’est pas une ville isolée du monde, mais bel et bien connectée au reste du pays. Top 10 et Top 10: The Forty-Niners débutent d’ailleurs de la même manière : mettant en scène l’arrivée en train de deux nouveaux habitants, venus tout droit de l’Amérique “normale”. En outre, les personnages principaux de Top 10, Robyn et Smax, vivent à l’extérieur de la ville. Robyn, pour pouvoir s’occuper plus tranquillement de son père, ancien héros de la science devenu sénile. Smax, pour rester en dehors des affaires de la vie courante. Par ailleurs, la cité se voit connectée à une île isolée quelque part sur Terre : l’Île aux monstres, ainsi nommée parce qu’accueillant les créatures trop volumineuses pour vivre à Neopolis.

Surtout, Neopolis est reliée à une multitude d’univers parallèles grâce à la gare Transmonde. Les habitants de la ville peuvent ainsi se rendre dans différentes réalités. A Grand Central par exemple, (métavers où l’Empire romain ne s’est jamais effondré et où ont également émergé des héros de la science), les passagers sont soumis à une série de contrôles comme dans tout hub d’échange : vaccins pour les animaux anthropomorphes, transport de certains objets interdit (vases peints à caractère pornographiques, fausses idoles…) etc.

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La gare Transmonde de Neopolis…

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...et son équivalent sur Grand Central

Car le 10e commissariat de Neopolis appartient à une juridiction plus étendue, contrôlée depuis Grand Central. Ce hub juridique ne représente donc qu’une entité infime dans un multivers qu’on imagine bien plus étendu.

La ville superhéroïque idéale

De fait, le Neopolis de Top 10 constitue une sorte d’utopie pour tout héros de la science digne de ce nom. Alan Moore avait déjà vaguement abordé le sujet dans Supreme, avec Supremacy, la cité où toutes les versions différentes de Supreme (le héros éponyme) se retrouvaient.

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Supremacy, cité de l’oubli un peu conventionnelle et flippante

Surtout, Neopolis peut être vue comme l’antithèse du New York décrit dans Watchmen. Dans ce classique d’Alan Moore, New York et les Etats-Unis en général ont rejeté les superhéros.

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Rorschach et sa joie de vivre naturelle

La ville décrite est devenue sombre, pleine de bas fonds peuplés de personnages louches. Les images du New York de Watchmen gagnent presque une odeur lourde et puante. En comparaison, Neopolis est lumineux et surtout s’élève. C’est le cadre idéal, “normal”, pour un héros de la science.

En somme, en dehors de sa population hors normes, Neopolis fonctionne comme une ville lambda. Chacun y joue son rôle, et chacun doit suivre les règles établies pour le bien commun. Sinon quoi, ils auront affaire aux forces de police. Comme dans la vraie vie.

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