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Leçon de branding à Ishinomaki : de la culture pop pour renforcer la ville

Le 21 juillet 2015 - Par qui vous parle de , , , , dans , , parmi lesquels , , , ,

Du 2 au 5 juillet se tenait à Paris l’événement annuel le plus attendu des fans de culture japonaise en France : Japan Expo, pour sa seizième édition. L’occasion pour l’équipe de [pop-up] urbain d’aller se pavaner à la fraîche au beau milieu d’une foule chamarrée en cosplayet de claquer une bise à notre collègue kawaii Kumamoto. On vous épargnera les résultats du déguisement le mieux réalisé du salon, ainsi que l’estimation du nombre d’heures de queue pour tester les dernières sorties Nintendo… En revanche, on vient vous partager la synthèse d’une conférence exaltante à laquelle nous avons eu le plaisir d’assister quelques heures après notre débarquement dans cette foire pour otaku toqués.

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Nous en yukata, quand on représente le ter-ter devant les gaijin (via jeuxactu.com)

Organisée en partenariat avec Zoom Japon, la table ronde réunissait une partie du personnel d’un musée japonais pourvoyeur de culture manga, accompagné de journalistes spécialisés et d’un interprète salvateur. Son propos portait alors sur le lien entre reconstruction urbaine et bande dessinée japonaise. A 13h15 pétantes, nous faisions le pied de grue devant la scène encore vide, la main levée pour poser des questions, le porte-cartes en éventail. Monsieur Kimura Hitoshi, directeur exécutif du Musée d’Ishinomori Mangakan, et son assistante s’étaient déplacés jusqu’à Villepinte pour présenter les stratégies de branding de leur ville à un parterre de fanboys et fangirls de culture nippone…

Ishinomaki, ville du manga

Forts des nombreux prospectus sur la ville d’Ishinomaki et ses activités, nous ne pouvions nous retenir de vous en faire un rapport détaillé. Tout d’abord, voici l’extrait du Comics Magazine et Journal d’information sur la reconstruction, imprimé spécialement pour Japan Expo et décrivant rapidement les traits de cette localité méconnue des Français :

« Avec une population de près de 150 000 habitants, Ishinomaki est la deuxième plus grande ville de la préfecture de Miyagi, juste derrière Sendai. La ville embrasse le bassin de pêche de Kinkazan, qui est l’un des trois plus actifs au monde et qui fournit une pêche abondante et généreuse. Au cours des dernières années, Ishinomaki est devenue une attraction touristique pour les Japonais . Cela tient d’abord à la qualité des productions agricoles et piscicoles de la région. Mais c’est aussi pour le manga qu’on vient la visiter car elle se bâtit et se réinvente petit à petit autour du manga, avec pour pièce centrale le musée Ishinomori Mangakan1. »

Source: Mangattan – Numéro Spécial : Le manga est la lumière de l’espoir

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Vue sur la ville : au bout de l’île centrale, le musée Mangattan et son architecture hautement reconnaissable (évoquant la forme d’un vaisseau spatial) – via JapanGuide

Fière de son musée consacré à l’oeuvre du mangaka Ishinomori Shotaro (1938-1998) – père de Cyborg 009 et de la série toujours en cours Kamen Rider -, la ville d’Ishinomaki s’efforce de faire connaître ces attraits culturels au monde entier. Construit sur trois niveaux, Mangattan donne vie aux univers créés par Ishinomori (et autres invités temporaires) à travers son exposition permanente, son aire de rencontres, et son espace ludique mêlant bibliothèque et studio multimédia. Planches originales du dessinateur, reconstitutions grandeur nature des plus grands héros, et projections interactive font le bonheur des visiteurs.

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Les héros sont partout, de la gare au marchand de journaux – via Luna tan sur Life to Reset

A l’extérieur, la visite continue puisque plusieurs pôles de la ville sont également voués aux mondes colorés de la bande-dessinée japonaise. D’un côté les cartes publiques de la ville sont décorées avec une flopée de personnages. De l’autre, les sculptures taille humaine de super-héros se fondent parfaitement dans le mobilier urbain. Puisque on en parle, les plaques d’égouts ne sont naturellement pas épargnées par cette vague kawaii… Les fenêtres de la petite gare JR, quant à elles, affichent dignement leurs vitraux estampillés Cyborg 009. Inutile de préciser que même le train de la Mangattan Liner est recouvert d’une peau dessinée ! La Route du Manga figure ainsi au rang des attractions majeures d’Ishinomaki, à côté du musée présenté ci-avant (et de l’Île du Chat située au large de la ville).

Vagues destructrices et Fukko*

Mais la ville d’Ishinomaki est à présent connue dans le paysage médiatique pour une raison bien plus grave. Victime défavorisée du grand tremblement de terre qui frappa l’Est japonais le 11 mars 2011, la cité du manga tente encore aujourd’hui de se relever de ce traumatisme dévastateur, de la meilleure des manières possibles.

« Ishinomaki a subi la plus grande perte humaine avec plus de 3700 habitants décédés ou portés disparus. Lors du séisme, un tsunami de 8,6 m de hauteur s’est abattu sur le port au sud de la ville, avant de ravager les zones industrielles et les quartiers d’habitation. Il a remonté à contre-courant le fleuve Kyu-kitakami qui traverse longitudinalement la ville pour atteindre le centre-ville et provoquer d’énormes dégâts. A regarder plus concrètement les chiffres, 73 km², soit 13,2% de la superficie de la commune (555, 78 km²) ont été submergées, ce qui correspond à la superficie de la ville de Nice. A cause de ces inondations, 76% des habitations, soit 57 000 maisons ont été endommagées, dont 20 000 totalement détruites. »

Koga Ritsuko, « Attention chantier ! » dans le Zoom Dossier du magazine Zoom N°48 de Mars 2015.

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« L’icône anonyme d’Ishinomaki, devenue la photo emblématique d’un séisme » – Photo de Tadashi Okubo pour le quotidien nippon Yomiuri Shimbun

Suite à la tragédie, le gouvernement japonais a entrepris un plan de résilience pour les six préfectures et les soixante-deux communes touchées. Cette « Agence pour la Reconstruction » se présente comme un programme d’aide aux villes sinistrées, découpé sur dix ans. Cependant, l’aide financière (une enveloppe de 25 000 milliards de yens pour tout le pays) accordée par l’Etat aux collectivités locales n’a qu’une durée de cinq ans à compter de la date du séisme… Dès lors, si le gouvernement souhaite une « renaissance » du Japon post-catastrophe, les crédits alloués à la réédification s’arrêteront bel et bien en 2016.

Autant vous dire que la théorie et la pratique s’entrechoquent assez violemment dans ce genre de situation critique. Quatre ans et demi après la catastrophe, Ishinomaki est sortie de sa phase de reconstruction selon le découpage décennal2 défini par le programme en question.

« Pourtant, 23 000 personnes vivent encore dans des habitations provisoires, soit dans des logements préfabriqués dont la durée d’utilisation est limitée à deux ans. […] En raison de l’importance des dégâts, cette limitation n’est pas appliquée à la commune d’Ishinomaki, et depuis l’année dernière, l’administration propose à ceux qui ne peuvent pas reconstruire leur maison eux-mêmes, des logements sociaux publics pour les sinistrés, qui sont loués à un loyer modéré. » – une solution qui n’est d’ailleurs pas toujours bien reçue par les certains habitants, ajoute la journaliste Koga Ritsuko.

D’autre part, « comme il faut que l’autorité locale demande l’approbation des crédits de la part de l’Etat pour chaque action, les demandes faites par les habitants n’ont pas toujours été acceptées.  […] Le manque de souplesse de l’Etat a été pointé du doigt de la part de ceux qui œuvrent sur place. […] Il est arrivé aussi que l’avancement des entreprises de reconstruction ait été ralenti parce qu’il fallait régler des divergences entre les sinistrés : que privilégier : l’habitat ou les équipements culturels ? » (Op. cit.)

Face à ce mur de verre invisible, la commune et ses habitants regorgent d’idées et d’actions malgré la dépression post-traumatique évidente qui les anime depuis plus de quatre ans.

Ville sous haute résilience

Le déploiement d’initiatives citoyennes, bénévoles3 et communicationnelles s’est alors multiplié durant ces quatre années de souffrance et de frustration à Ishinomaki. En janvier 2014, The Guardian consacrait notamment un article à ces « new communities ». Parmi elles, le journal britannique en dénombrait quelques unes comme The Ishinomaki Genki Fukko CentreIshinomaki 2.0It’s Not Just Mud (INJM), Tohoku Planning Forum, ou encore Architecture for Humanity.

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Extrait de projet « Art to accompany » initié par l’organisme taïwanais « Formosa Wall Paint Group » sur les murs d’Ishinomaki

Ouverte en juin 2012, la première concerne l’aide à la réouverture de certains commerces et restaurants locaux – notamment centrés sur le marché maritime – afin de dynamiser les échanges de la zone sinistrée. Cette volonté de prise d’indépendance découle des autres actions susnommées, comme Ishinomaki 2.0 :

« Our organization consists of members with diverse backgrounds such as local shop owners, NPO workers, architects from Tokyo, city planning researchers, creative producers, web directors and university students. We set to create new ways of communication by discovering the great assets the city of Ishiomaki innately owns with the new talents connected by Ishiomaki. »

Présenté comme un laboratoire entrepreneurial, l’organisme se charge ainsi de rassembler les talents, créer de la main d’oeuvre et contribuer à la production locale.

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Autre extrait de l’intervention taïwanaise illustrée ci-dessus, dans sa version à la craie sur le grand tableau noir que représente le sol de la ville d’Ishinomaki

Le Tohoku Planning Forum – chapeauté par Christian Dimmer, assistant professor en urbanisme à l’université de Tokyo -, quant à lui, s’occupe de faciliter les échanges et mettre en relation les différents groupes d’initiatives des régions sinistrées avec des experts et des professionnels du monde entier en privilégiant le principe d’interdisciplinarité.

De son côté, l’article de Zoom cité précédemment prêtait une attention particulière au « Comité de quartier » créé par les habitants et les commerçants autour de la Mairie d’Ishinomaki. Dans le cadre de la construction d’un nouveau quartier, le comité s’est en effet chargé d’établir un plan d’action pour favoriser « les échanges entre anciens et nouveaux habitants, le confort de la vie quotidienne du quartier, les animations et la sécurité« .

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Bar à Ishinomaki – image dérobée au magazine Zoom

Un second article écrit par Koga Ritsuko, « A fleur de peau » dans le Zoom N°48, s’intéressait plus précisément aux dommages psychologiques causés par la tragédie de 2011. De ce point de vue, le risque réside dans le fait de ne pas entreprendre les mesures nécessaires pour panser les plaies des personnes sinistrées. Les pertes de proches et les disparus sont toujours présents dans les esprits, la peur d’un autre tsunami demeure, et le traumatisme s’aggrave avec le temps qui passe. Le manque de réactivité de la part des autorités, la lenteur des actions de reconstruction au sens large, pèsent sur les habitants démunis et freinent toujours plus leur apaisement.

Une poignée de démarches est ainsi mise en place, nous rapporte l’auteure. A la création de lieux de réunion et de discussion destinés aux habitants (« Kizuna no eki » : la Station de liaison ; « Tsunagu-kan » : la Maison des souvenirs à transmettre…), s’ajoute celle d’une association centrée sur l’accompagnement psychologique des enfants et leur développement créatif (« Kids Media Station »), aussi bien que la réalisation d’une application smartphone/tablette répertoriant l’aspect de divers lieux sinistrés avant, pendant et après le séisme.

Les initiatives se multiplient donc pour tenter de renforcer le devoir de mémoire d’une part, et les nécessaires projets d’avenir de la ville d’autre part. Ishinomaki et les autres communes victimes de la tragédie du 11 mars 2011 sont donc contraintes de vivre un présent extrêmement difficile, précaire et démoralisant par divers aspects. On l’a vu, l’espoir et les actions ne manquent cependant pas au milieu de l’adversité que vivent ces villes sinistrées.

Héros & manga pour retrouver l’espoir

Accompagnant les mesures gouvernementales et les actions communautaires, d’autres émergent pour renforcer l’image d’Ishinomaki aux yeux des habitants et de l’extérieur. Dans ce cadre, la « Route du Manga » et le musée Ishinomori Mangakan ont bel et bien été restaurés pour consolider l’attrait culturel et touristique de la ville. Ainsi, comme le rappelle Koga Ritsuko dans le magazine Zoom de juillet dernier :

« Si le besoin de courage et d’espoir a été de donner vie aux premiers héros de manga après la Seconde Guerre mondiale dans tout l’archipel, on retrouve ce même élan aujourd’hui dans la ville d’Ishinomaki. » (cf. « Ishinomaki, l’espoir d’une renaissance »)

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Sea Jetter Kaito, devant le musée Mangattan

Pour ne rien gâcher, la ville s’est également dotée d’un héros. Issu de brouillons griffonnés par la star d’Ishinomaki – Ishinomori Shotaro -, le personnage fut ensuite redesigné par le mangaka Hayase Masato suite à la mort du premier. Travaillant conjointement avec Ishimori Production et la société de gestion du musée Mangattan Machizukuri Manbou Co., la ville d’Ishinomaki donna donc naissance au héros Sea Jetter Kaito en 2004.

C’est notamment dans un film d’action sorti en mars 2013 que le héros en collant waterproof s’est fait connaître comme emblème de la force et de l’espoir d’Ishinomaki. En dehors des comic books dans lesquels il apparaît « pour défendre la Terre contre les plans de domination de l’empire Himelanien », il parcoure le Japon IRL à bord de son jet ski pour un « Hero Show » théâtral dont les enfants raffolent.

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 Bonus : L’équipe [pop-up] urbain au 2/3, en compagnie de Sea Jetter Kaito, symbole de la ville d’Ishinomaki 

La conférence à laquelle nous avons assisté à Japan Expo se chargeait ainsi de présenter l’histoire récente d’Ishinomaki, son musée, et ses héros de pop-culture – garants prestigieux de l’avenir d’une ville fragilisée. Touchés par la démarche et le discours (sans oublier les bonbons offerts en main propre par Monsieur le directeur du musée-sama), nous ne pouvions que rapporter ici cette saisissante leçon de branding urbain.

Et s’il arrivait une telle catastrophe sur le sol français, les autorités des zones sinistrées se déplaceraient-elles à l’étranger – lors d’un salon œnologique, pourquoi pas – pour y porter un cri de détresse et d’espoir ? Serions-nous capables de piocher à ce point dans la pop-culture et l’onirisme pour étoffer notre résilience ? En attendant la création d’un Superdupont VS Godzilla post-attaque terroriste, on repart préparer notre prochain voyage au Japon, là où le tandem réel & fiction est plus doux.

* Fukkō signifie « reconstruction » en japonais. A ce propos, consulter l’article dédié, écrit par Sendai Shoichiro dans « Vocabulaire de la spatialité japonaise », p. 132-135.

  1. Renommé Mangattan en référence à l’arrondissement new-yorkais Manhattan. La ville d’Ishinomaki aurait en effet des similitudes urbanistiques avec ce dernier []
  2. « Les trois premières années, ont été définies comme une période de reconstruction, les quatre années suivantes comme celles de la renaissance et les trois dernières comme celles du développement. » selon Koga Ritsuko, dans l’article « Attention chantier ! » susmentionné. []
  3. Durant l’année qui a suivi le séisme, 280 000 bénévoles sont venus aider les citoyens d’Ishinomaki []

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