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Enrique Iglesias et la fiesta latina, quand la ville reprend ses droits

Le 4 avril 2017 - Par qui vous parle de , , dans , parmi lesquels , , , , , , ,

Si vous nous suivez sur les réseaux sociaux (ici ou ), vous avez peut-être remarqué que nous puisons régulièrement notre inspiration dans les clips du monde entier, de la pop la plus grossière en passant par l’électro la plus élitiste. Ces ressources vidéo-musicales sont en effet une matière première de choix pour observer les mutations des pratiques urbaines, qu’il s’agisse de la déchéance de l’automobile, de l’émergence de nouvelles mobilités, ou du renouveau des imaginaires du Grand Paris.

Les clips, et surtout les musiques populaires, sont en effet le miroir idéal de représentations balbutiantes dans l’inconscient collectif, d’autant plus prégnantes dans ce format que les vidéos en question s’adressent souvent aux jeunes générations… C’est d’ailleurs l’un de nos leitmotivs sur ce blog : si vous souhaitez comprendre le monde, alors vous *devez* comprendre le monde vu par les adolescents. Et quoi de mieux qu’un clip ultra mainstream pour en prendre le pouls ? En l’occurrence, ce sont aujourd’hui deux clips de reggaeton que nous avons choisi pour explorer la ville. Ceux-ci reflètent les mutations en cours de l’urbanité sud-américaine, et plus précisément de la reconquête des rues par les citadin-es…

piétonnisacion

Le discobus au secours de l’urbanité

Comme vous allez le constater, les deux clips qui nous intéressent aujourd’hui partagent de nombreux points commun. Ceux-ci proposent en effet deux visions assez proches de la « fête de rue », celle-ci étant permise par la reconquête piétonne d’un territoire bitumé longtemps voué à l’automobile. Sortis à un an d’intervalle, ces deux morceaux reflètent ainsi les représentations actuelles de l’appropriation de l’espace public au service de convivialités urbaines plus ludiques et moins saturées. Prime au jeunisme, nous commencerons par le plus récent des deux clips. Signé Enrique Iglesias et tourné à Cuba, le morceau fait aussi intervenir le duo porto-ricain Zion and Lennox, ainsi que le cubain Descemer Bueno. Sorti en février dernier, il culmine déjà à plus de 130 millions de vues :

« Súbeme La Radio« , ou « Monte le son de la radio » en français, nous montre ainsi Enrique et ses acolytes suscitant l’ivresse collective dans une rue cubaine, grâce à un concert improvisé rassemblant des centaines de personnes. Si le chanteur espagnol est au départ juché sur un toit cubain pour haranguer les foules, la plupart du concert est ensuite réalisé sur le dos d’un bus vintage, planté au milieu du carrefour :

Enrique Iglesias - SUBEME LA RADIO (Official Video) ft. Descemer Bueno, Zion & Lennox - YouTube - Google Chrome_4

Enrique Iglesias - SUBEME LA RADIO (Official Video) ft. Descemer Bueno, Zion & Lennox - YouTube - Google Chrome_5

Enrique Iglesias - SUBEME LA RADIO (Official Video) ft. Descemer Bueno, Zion & Lennox - YouTube - Google Chrome_10

Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que le bus est littéralement le catalyseur de cette fiesta improvisée : c’est lui qui pourfend l’espace urbain, fumigènes et drapeaux aux fenêtres, pour annoncer l’arrivée des chanteurs dans la ville. On peut ici y voir l’un des enseignements que tout acteur urbain connaît sur le bout des doigts : l’événementialisation des espaces publics ne se fait pas en claquant des doigts ; il faut communiquer, physiquement et symboliquement, afin de susciter l’étonnement des publics. C’est en effet la condition sine qua non si l’on souhaite créer de véritables convivialités urbaines, qui soient à la fois rassembleuses et potentiellement pérennes.

Enrique Iglesias - SUBEME LA RADIO (Official Video) ft. Descemer Bueno, Zion & Lennox - YouTube - Google Chrome_8

Enrique Iglesias - SUBEME LA RADIO (Official Video) ft. Descemer Bueno, Zion & Lennox - YouTube - Google Chrome_14

Enrique Iglesias - SUBEME LA RADIO (Official Video) ft. Descemer Bueno, Zion & Lennox - YouTube - Google Chrome_9

Car en creux de ce clip, c’est bien la capacité des citadin-es à se réapproprier, le temps d’un concert mais si possible pour un plus long terme, l’espace public trop longtemps soumis au joug automobile. Les plus attentifs d’entre vous auront d’ailleurs remarqué que le clip de « Súbeme La Radio » ne contient presque aucune voiture : le seul véhicule visible est en effet le discobus des chanteurs, qui vient précisément préfigurer la reconquête de la voirie par les citadins, et au final devenir une scène à ciel ouvert. Un symbole d’autant plus fort que le clip est tourné à Cuba, terre longtemps mythifiée pour ses légendaires voitures qui pullulent habituellement dans les clips latinos (malgré une réalité du marché bien différente)… Le second clip de notre sélection en offre d’ailleurs une représentation encore plus explicite.

Désacraliser la voiture pour re-sacraliser la fiesta

Sorti il y a un peu moins de deux ans, le clip de « La Gozadera » (aka « Le bon temps » en français) met en scène une situation peu ou prou similaire : un concert improvisé sur les toits d’un véhicule, dans une rue bondé de citadin-es enjaillé-es. Le rapprochement entre les deux clip était d’autant plus inévitable que ce morceau, signé par le duo cubain Gente de Zona en featuring avec Marc Anthony, a lui aussi été tourné dans les rues de La Havane. Seule petite différence, et de taille : le clip est cette fois rempli de voitures, sauf que celles-ci sont à l’arrêt  !

C’est en effet sur un bouchon géant que s’ouvre le clip, la voiture du duo étant prise dans un accident. Il n’en fallait pas davantage pour que ceux-ci sortent de leur coffre un véritable sound-system, intronisant ainsi la fiesta en lieu et place de l’embouteillage. A l’instar du discobus dans le clip précédent, c’est donc ici la voiture arrêtée qui se fait le catalyseur du concert improvisé, le trio de chanteurs montant alors sur le toit de leur automobile pour lancer une grosse chouille avec les riverains.

Gente de Zona - La Gozadera (Official Video) ft. Marc Anthony - YouTube - Google Chrome_4

Gente de Zona - La Gozadera (Official Video) ft. Marc Anthony - YouTube - Google Chrome_5

Gente de Zona - La Gozadera (Official Video) ft. Marc Anthony - YouTube - Google Chrome_7

Gente de Zona - La Gozadera (Official Video) ft. Marc Anthony - YouTube - Google Chrome_8

Le mimétisme entre les deux clips est frappant, mais ce sont bien dans leurs différences que la comparaison est la plus intéressante. Les nombreuses voituresici présentes sont littéralement submergées par la foule, qui s’en sert comme d’un mobilier urbain propice à la pause, voire même à la danse.

Gente de Zona - La Gozadera (Official Video) ft. Marc Anthony - YouTube - Google Chrome_12

Autrement dit, c’est donc l’arrêt de la circulation qui suscite l’ivresse collective. La scène rappelle d’ailleurs  la séquence d’ouverture de La La Land, film de Damien Chazelles sorti en 2016, dans lequel un embouteillage géant donnait lieu à une spectaculaire scène de danse improvisée par les conducteurs…

Dans le même genre, on pourra penser à une brève scène aperçue dans le clip « La Bicicleta » de Carlos Vives et Shakira, dans lequel la chanteuse se met à dandiner sur des voitures embouteillées…

Carlos Vives, Shakira - La Bicicleta (Official Video) - YouTube - Google Chrome

La voiture est-elle soluble dans la fiesta ?

Mais revenons à nos deux clips cubains, puisque ce sont littéralement les plus « urbains ». On pourrait penser, en se contentant de ces deux micro-films, que La Havane et plus généralement les Amériques Centrale et Latine, principaux publics de ces clips, sont des terres pionnières ès reconquista piétonne. Il semble n’en être rien, en vérité ; c’est du moins le constat qui ressort de notre veille, particulièrement alarmiste sur le rapport des « latinos » à l’automobile. « En Amérique latine, les feux pour piétons sont décoratifs, les limites de vitesse totalement ignorées, la priorité aux piétons une chimère et les feux tricolores snobés, accusés de faciliter les agressions« , écrivait ainsi un journaliste de l’AFP en reportage à Montevideo, Uruguay. A Buenos Aires, la gravité de la situation a d’ailleurs poussé le maire à initier un vaste programme de « polarités piétonnes », au sein de 52 quartiers de la mégalopole… Tandis qu’à Mexico, c’est même un catcheur masqué qui se charge de protéger les piétons, et tente de faire respecter le code de la route dans la capitale la plus congestionnée au monde ! 

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S’il ne faut évidemment pas mélanger tous les contextes urbains du continent, il convient de rappeler que les villes sud-américaines partagent de nombreux points communs en termes de morphologies urbanistiques, et par corollaire de place excessive accordée à l’automobile. Historiquement dévouées à la voiture, les villes latines se retrouvent aujourd’hui confrontées aux excès générés par ces choix. Les deux clips cités dans ce billet montrent bien le retournement de valeurs qui, lentement mais sûrement, semble en train de s’opérer sur le continent. Si l’heure n’est pas encore au changement drastique des mentalités, ces clips nous démontrent en tous cas que nous sommes à l’orée d’un basculement de valeurs significatif. Détail non anodin, c’est ici la réappropriation de la ville par la fête qui signe l’arrêt de mort de l’automobile, le temps d’un simple concert certes, mais c’est déjà une vélléité non-négligeable.

On remarquera d’ailleurs que le morceau d’Enrique Iglesias offre une version plus « radicale » de l’imaginaire proposé par Gente de Zona, dans lequel la voiture était non seulement à l’origine de la fiesta (par le truchement du sound-system), mais de surcroît reprenait ses droits à la fin du morceau (sous la forme d’un ballet de voitures klaxonnantes, signifiant la fin de la teuf). La voiture redevient alors la norme, au grand dam de la gaieté populaire…

Gente de Zona - La Gozadera (Official Video) ft. Marc Anthony - YouTube - Google Chrome_13

Dans la version d’Enrique, tournée un an et demi plus tard, la voiture a littéralement perdu tous ses droits au profit d’un transport collectif (un bus désaffecté). Bien évidemment, cela ne suffira pas à renverser complètement les affres de la culture automobile en Amérique Latine. Mais l’on ne peut s’empêcher de penser qu’à force de montrer de telles scènes de liesse dans les clips, en soulignant implicitement ou non que celles-ci ne sont possibles qu’à partir du moment où la voiture cède un peu de son hégémonie, alors les aménageurs de tous poils finiront par comprendre… En l’occurrence, que la revitalisation de l’espace public n’est possible qu’à une seule condition : l’apaisement des circulations au profit des convivialités plus ludiques !

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