L'observatoireArticles

La ville confinée, cette étrange familière

Entre réminiscences fictionnelles et reconfiguration du regard urbain, l’état de confinement général opère une étonnante jonction entre réel et imaginaire

Le 25 mars 2020 - Par qui vous parle de , , dans , , parmi lesquels , , , , , , , , , ,

Des rues désertées, de rares passants qu’on croise et qu’on salue de loin et les oiseaux que l’on entend chanter… Depuis le début du confinement destiné à endiguer la propagation du coronavirus responsable de la maladie Covid-19, ma ville a changé d’aspect. Bien sûr, les bâtiments, les chaussées, les trottoirs, les parcs et les lampadaires sont toujours là. Mais, vidée de ses habitants pour la plupart cloîtrés à domicile, ma ville n’est plus non plus vraiment la même.

A moins que ce ne soit moi, désormais reclus à domicile le plus clair de mon temps, qui ne soit devenu étranger à ma propre ville. Sortir dans la rue, ce geste que j’accomplissais avec tant de naturel, est devenu l’exception, qu’il faut pouvoir justifier avec une attestation officielle dûment remplie. Et on comprend très bien pourquoi il faut en passer par là. Reste que chaque sortie prend des airs de petite expédition, une sorte d’aventure du coin de la rue, que l’on ressent comme telle avant que la honte ne nous rattrape en songeant à ceux qui n’ont pas le choix : livreurs précaires, caissières de supermarché, personnel médical et le lot de tous ceux qui vivent à la rue…

Et que pense Fianso de ce confinement ?

Ainsi, c’est traversé de sentiments contradictoires que je découvre, comme beaucoup, la ville en état de confinement. Pourtant, si tout ceci est indéniablement étrange, je me surprends à avoir des impressions de “déjà-vu”. Je n’ai jamais vécu ça et pourtant il me semble en avoir déjà fait l’expérience. Et je crois avoir fini par comprendre pourquoi : cette réalité nouvelle réactive dans mon esprit une flopée d’œuvres de fiction qui, chacune à leur manière, font écho aux “choses vues” de la ville confinée.

L’apocalypse? Ah ouais, j’connais…

A priori, je ne suis pas le seul à ressentir ça. “Tout ce qu’on vit aujourd’hui, on a l’impression de l’avoir déjà vu, déjà lu”, confirme chez Slate le professeur de littérature comparée Jean-Paul Engélibert. Pour l’auteur de “Fabuler la fin du monde – La puissance critique des fictions d’apocalypse”, il faudrait même profiter du moment particulier que nous traversons pour relire ou revoir ces fictions apocalyptiques : “se plonger dans une fiction permet de dégonfler certaines peurs irrationnelles. Elles peuvent indirectement nous renseigner, notamment si l’on se penche sur les dilemmes qui se posent aux personnages ou les difficultés qu’ils ont à affronter.” Je ne sais pas si ça m’aide tant que ça, mais voici quelques unes de ces œuvres qui me sont revenues ces derniers jours.

Source : Coronavirus: l’affiche culte de « The Walking Dead » recréée à Atlanta, Huffington Post, le 25/03/2020

Il y a d’abord eu le spectacle des rues vides, qui fait forcément appel au cinéma post-apocalyptique. Le film “Je suis une légende” (2007) est abondamment convoqué sur les réseaux sociaux depuis quelques jours. Il faut dire que son scénario est on ne peut plus à propos : l’humanité a été dévastée par un virus et Will Smith incarne ce qui semble être le dernier survivant. Surtout, le film reste dans les mémoires pour  ses séquences montrant cet homme et son chien déambuler dans les rues désertes de New York. Une image puissante qui sera aussi reprise pour l’affiche du film. L’inhabituel spectacle des rues vides des grandes villes françaises a fait remonter, chez beaucoup, ces images de fiction.

A titre personnel, ce sont des images de “28 jours plus tard” (2002) qui me sont remontées ces derniers jours. Là encore, c’est une histoire de virus destructeur et de survivants isolés, mais cette fois ci au Royaume-Uni. Adolescent, j’avais été marqué par la séquence d’ouverture figurant le héros dans les rues dépeuplées de Londres.  Les images sont saisissantes par le renversement qu’elles proposent : la ville n’est pas censée être le lieu du vide, c’est normalement celui de la multitude, du grouillement, de l’encombrement même.

Ce dernier trait est d’ailleurs si caractéristique qu’avec mon acolyte Quentin Girard, nous y avons consacré un chapitre complet dans “Paris démasqué”, notre bouquin qui s’intéresse aux figures mythologiques de la capitale. Vous pouvez justement lire en intégralité sur Slate ce chapitre dédié aux embarras de Paris. Voir la ville si soudainement débarrassée de son habituelle congestion a quelque chose de magique, de profondément déstabilisant et il n’est pas étonnant que cette vision soit à même de réveiller toutes sortes de fantasmes fictionnels.

Lost in the supermarket

Autre image forte de ces derniers jours : les rayons des supermarchés à moitié vides de leurs contenus. En différant mes premières courses de quelques jours, je ne pensais pas assister à ce spectacle mais ce fut pourtant bien le cas dans ma supérette de quartier, et pas seulement du côté des pâtes ou du papier toilette… Là encore, cette “chose vue” a entraîné nombre de réminiscences fictionnelles, tant le supermarché a connu d’utilisations métaphoriques au cinéma ou dans les jeux vidéos.

Du #CovidAesthetism pur

D’abord dans un paquet d’œuvres abordant, avec plus ou moins de finesse, le Bloc de l’Est. Pour évoquer les ratés de l’économie socialisée, le film “GoodBye Lenin!” (2003) ou la série “Berlin 83” (2016) jouent tous deux, à un moment, du contraste entre des supermarchés de l’Ouest surabondants et ceux de l’Est aux rayons dégarnis. Des images qui me sont involontairement revenues à l’esprit dans les allées chaotiques de “mon” G-20.

Mais l’oeuvre cinématographique la plus évidente, lorsque l’on pense supermarché et atmosphère d’apocalypse, c’est évidemment “Zombie : le Crépuscule des morts-vivants” (1978) de George Romero. Dans ce classique du film de zombies, les héros trouvent refuge dans un immense centre commercial. Il s’y adonnent un temps à un session shopping aussi frénétique que vaine, comme une parenthèse destinée à oublier le cataclysme à l’extérieur.

Si Romero était encore en vie il serait en train de cringer de ouf dans son canap

Avant, bien entendu, d’être rattrapés par la catastrophe sous la forme de zombies toujours plus nombreux à se diriger vers le centre commercial… car c’est ce qu’ils avaient l’habitude de faire lorsqu’ils étaient vivants. La charge contre le consumérisme est évidente et, à plusieurs égards, certaines de ses images me sont revenues en voyant, les premiers jours, les supermarchés pris d’assaut par des familles paniquées.

Moins connue, une autre référence est venue me saisir lors de mes quelques sessions “courses” effectuées depuis le début du confinement. Il s’agit de “This war of mine” (2014), un excellent jeu vidéo indépendant qui aborde les conflits armés du point de vue des civils. Ouvertement inspiré de la situation de Sarajevo pendant la guerre de Yougoslavie, il propose d’incarner un groupe d’habitants réfugiés dans une maison alors que les combats font toujours rage dans les rues.

Le jeu s’articule autour de l’alternance entre la vie à l’intérieur, où il s’agit d’aménager son repaire comme on peut et de gérer au mieux ses ressources ; et les sorties à l’extérieur, où il faut alors collecter des ressources dans divers bâtiments abandonnés – dont évidemment un supermarché – tout en déjouant nombre de périls. Même si elles s’effectuent parfois à quelques centaines de mètres du repaire, chacune de ces sorties est minutieusement orchestrée : il faut déterminer à quel moment on sort, pour aller où, ce qu’on emporte avec soi, combien de temps on reste sur place etc.

RDV devant le Franprix d’Evry

Nous faire ressentir tout l’enjeu et le danger de ces sorties est une des grandes réussites de “This war of mine”. Une expérience vidéoludique marquante dont j’ai eu quelques résurgences lorsqu’il a fallu, ces derniers jours, planifier une sortie ravitaillement : liste pré-établie pour passer le moins de temps dans le magasin, attestation dérogatoire à remplir, sacs à prévoir pour être sûr de pouvoir tout porter… Bien entendu, la situation que nous vivons est moins tragique que celle qu’évoque le jeu – qui par ailleurs n’élude rien des difficultés réelles de la survie en temps de guerre – mais là encore, j’ai eu ce sentiment de “déjà vu”.

Fenêtres sur cœurs

En ces temps de confinement, la fenêtre est devenue l’aménité architecturale essentielle des appartements citadins. Au delà de sa fonction première de faire venir air et lumière dans le logis, la fenêtre – et pour les plus chanceux le balcon – se mue en interface principale d’interaction avec le monde. On s’en rend particulièrement compte avec les applaudissements qui retentissent chaque soir à 20 heures : il s’agit de soutenir le personnel soignant mais aussi d’instaurer un instant de communion avec ses voisins qui traversent la même situation. Je crois que le moment que je préfère, c’est quand on se dit “A demain” d’une rue à l’autre ou que les enfants agitent leurs mains pour se faire de grands coucous.

Cette interpellation par fenêtres interposées convoque non plus le cinéma ou le jeu vidéo, mais la bande dessinée. Particulièrement les révérés albums de Gaston Lagaffe, dans lesquels le héros n’a de cesse d’échanger, par la fenêtre, avec Jules-de-chez-Smith-en-face, son alter ego prisonnier d’une autre entreprise que la sienne. C’est par là, par exemple, qu’ils jouent à la bataille navale à grand renforts de cartons à dessin et d’encre de Chine. Ou encore qu’ils jettent un fil relié à des gobelets pour fabriquer un téléphone rudimentaire bien connu des enfants. Bref, pour ces deux personnages confinés (le temps de leur travail), la fenêtre est cette ouverture vers l’autre et l’ailleurs.

Fantasio, facho, le peuple aura ta peau !

Dans le même état d’esprit, il m’est revenu une scène de l’excellent comic “DMZ” (2005-2012), qui décrit une New-York du XXIe siècle ravagée par une nouvelle guerre civile américaine. Manhattan est en grande partie vidée de sa population mais 40 000 habitants demeurent, survivant entre attentats, tirs de snipers, débrouillardise et invention de nouvelles urbanités. Dans l’un des premiers épisodes, on fait la rencontre d’un drôle de personnage : un ancien tireur d’élite à court de munitions qui reste néanmoins terré dans son repaire et continue d’utiliser son fusil à lunette pour servir de vigie à tout un quartier. Surtout, on découvre qu’il entretient depuis six mois une relation à distance avec une snipeuse du camp d’en face, à plusieurs kilomètres de lui, et qu’ils communiquent par des messages brandis à la fenêtre. Certes, tout ceci peut paraître bien éloigné des petits signes qu’on se fait en ce moment par la fenêtre entre voisins, mais il s’y joue tout de même quelque chose du même ordre. En tous cas, c’est ce que mon cerveau malade en a conclu.

Les fameuses relations à distance…

Je pourrais poursuivre l’exercice car il m’arrive chaque jour de tels flashs fictionnels – la mise en place de couvre-feux me fait même revenir des répliques de “La traversée de Paris” (1956). Parfois je n’arrive même pas à identifier complètement d’où me viennent ces réminiscences : si quelqu’un retrouve le nom de ce jeu sur Amstrad où l’on incarnait un mec avec un flingue, dans des rues dévastées et assailli par des malades verdâtres, je suis preneur.

Je ne sais pas ce qu’il y a conclure de cette expérience, si ce n’est que, comme souvent, la pop culture recèle de visions et d’intuitions propres à anticiper et à penser la ville. Dans le cas présent, la ville dans un état d’anormalité tel que notre génération n’en avait encore jamais connu. Mais ce qui est sûr, c’est que cette succession de “déjà-vu” a quelque chose de profondément rassurant. D’autant qu’aussi compliquée soit la situation présente, on est heureusement encore loin d’avoir versé dans le film post-apocalyptique.

Laisser un commentaire